A la douce époque de l’Amiga, époque bénie où vous aviez des cheveux ailleurs que dans les trous de nez, où l’amour sans lendemain était encore possible et où le Sida ne s’attrapait que dans les pissotières parisiennes, à la douce époque de l’Amiga donc, il y avait Team 17 et les Bitmap Brothers. Un peu comme pour Sega et Nintendo chez ces nullards de consoleux, il fallait choisir son camp et se déclarer adorateur de l’un ou de l’autre, sous peine de passer pour un faible et de se faire remettre en place par un barbu sur le comptoir d’une boutique du quartier latin. Team17 se défendait à coups de Worms, Alien Breed et autres Project-X, les Bitmap Brothers répondaient avec du Speedball 2, Xenon, Magic Pockets, ou bien dans le cas présent, The Chaos Engine.
D’ailleurs, The Chaos Engine est un peu la riposte directe des frères de la carte à bit contre Alien Breed. Même vue de dessus, même gameplay coopératif, même difficulté, mêmes hordes de monstres ininterrompues, mêmes graphismes chiadés au poil de pucelle fraichement revenue de l’épilation. Mais il va aussi plus loin, comme Manix. Là où Alien Breed se contentait de repomper allégrement l’ambiance et le look du film Aliens avec un enthousiasme que n’aurait pas démenti Pedro du rond-point des Princes durant ses happy hours, The Chaos Engine se permet un univers steampunk qui, sans être follement original, est plutôt raffraichissant, ayez l’amabilité d’en convenir.
L’univers donc. Je passerais grossièrement sur l’histoire, risible comme de bien entendu : le baron Fortesque, homme de sciences à ses heures, a fondu son fusible et a créé une machine qui répand le chaos (d’où le nom du jeu, la vie est bien faite). Au passage, remarquons qu’une fois de plus, un scientifique cherche à détruire le monde, ce qui prouve bien que ce sont des gens dont il faut se méfier. Par comparaison, les littéraires sont inoffensifs puisque le sommet de leur savoir consiste à comprendre que l’existence est vaine et donc à se jeter du haut du Pont Neuf en déclamant du Boèce. Mais enfin bref, le monde est au bord du gouffre, et on envoit six jeunes gars frais et bien formés pour rétablir la loi et l’ordre.
En fait, ce qui frappe dans Chaos Engine, c’est l’ambiance bien particulière, qui vous attaque dès les premières images, sans que l’on s’y attende, telle une meute de roumains vous choppant à la carotide à la sortie du métro. Le jeu commence gentiment, on vous balance un petit résumé bidon d’un scénarion qui l’est tout autant, tout ça limite par-dessus la jambe, et puis tout d’un coup, paf, la musique. Une espèce de mélange électro-industrio punk avec des sirènes et des barrissements d’éléphants. Croyez-moi, ça vous prend aux tripes.
Puis vient la présentation des personnages, avec ce look si particulier des jeux des BB (je parle des développeurs, pas de l’actrice qui a eu son petit succès lors des années 60 et qui depuis est conservée dans le formol à la grande galerie de l’Evolution, entre Lucy et Mathilda May), ces tronches de persos bourrins taillés à la serpe, ce qui surprend au premier abord dans un jeu labélisé steampunk, personnellement je m’attendais plutôt à des post-ados effeminés vaguement mangasses avec des chemises à jabots et des costumes queue de pie. En fait, on a affaire à des types avec des tronches d’échappés des abattoirs municipaux de Brwnytzc, qui alignent trois paires de couilles chacun. Pour illustrer, imaginons qu’un des persos de Chaos Engine rentre dans le bar favori de Ken le Survivant, se dirige vers lui, lui prend sa liqueur de pomme des mains et le regarde dans les yeux en lui disant « Assied-toi dessus et tourne, connard », et bin Ken le Survivant le fait, avant de s’en retourner dans ses pénates avec la queue entre les jambes et le slip plein.
Ces persos sont au nombre de six, et ils ont tous des caractéristiques, armes et coups spéciaux différents. Galerie des monstres.
Mercenary : un maniaque adepte des armes bizarres qui font mal, surtout si elles ont plein de bouts coupants. Le genre de mec qui s’amusait à cramer son chat aux allumettes quand il était petit. A part ça, c’est le perso typiquement moyen, genre Axel dans Streets of Rage. Il utilise une mitrailleuse.
Brigand : l’autre moyen, pour pouvoir jouer à deux. Celui-là, c’est plus le genre de gentil vaurien qui brise le cœur des jeunes filles de bonnes familles avant de s’enfuir avec leur dot et leur virginité. Il utilise un fusil.
Gentleman : Dans un groupe, y’a toujours un casse-couilles qui reste au coin du feu à sucotter sa pipe pendant qu’on se fait chier à établir un plan convenable, et puis qui se ramène à la fin et vous chie dans le cou en deux secondes en vous faisant bien comprendre que vous n’êtes qu’une merde. Le gentleman, c’est celui-là. Il est pas bien puissant mais il est rapide et intelligent. Il utilise un revolver.
Navvie : « terrassier ». Il ressemble à un lutteur de foire échappé d’un comte de Dickens, avec un canon de 88 greffé à la place du bras. Il est lent et sa cadence de tir est bien faible, mais c’est le personnage le plus puissant.
Thug : Un peu comme le Navvie, mais en beaucoup, beaucoup plus con. Sa mère devait le cogner contre le mur quand il était petit. Mais il n’est pas vraiment méchant, c’est plus le boulet qui vous suit pendant dix minutes dans la rue pour vous demander une clope. Il utilise un fusil à pompe.
Preacher : Vous vous souvenez du curé du catéchisme qui vous regardait d’un air salace pendant que vous confessiez vous être touché le pissou en pensant à votre cousine Lison ? Le preacher c’est un peu ça. C’est le plus malin des six personnages, mais il fait plus penser à la nuit du chasseur qu’à l’hiver 54. Il utilise une sorte de pistolet électrique.
Avant de commencer, on en choisit deux (même quand on a pas d’ami : le deuxième sera dirigé par l’IA), et puis paf, c’est parti. Le jeu se divise en quatre mondes, eux-mêmes séparés en quatres secteurs, autant dire qu’il va vous en faire baver un maximum avant que vous puissiez éteindre l’Amiga avec aux lèvres ce sourire de vainqueur que certains d’entre nous connaissent si peu. Ah ça, à l’époque on ne s’emmerdait pas avec ces histoires de casual-gaming et toutes ces conneries de journaleux pisses-copies (et allons-y, c’est la minute de la revendication bas du front), les joueurs achetaient un jeu tous les six mois et voulaient du challenge et de la puissance brute, quitte à devoir négliger femme, enfants et labrador pour pouvoir voir le bout du tunnel. Ah mais ça c’est les jeunes d’aujourd’hui, ils veulent tout, tout de suite (vous m’en mettrez une livre, c’est pour emporter).
Car The Chaos Engine n’est pas un jeu pour les mickeys, ni même pour les donald et encore moins pour les pluto, mais là n’est pas la question. Le but est de traverser chaque niveau (non-linéaire) en vue de dessus, de tirer sur des « nodes » répartis un peu partout pour les activer et finalement ouvrir la sortie et passer au suivant, sachant que vous pouvez finir un niveau sans activer tous les nodes mais que ça vous donnera une position de départ moins avantageuse au monde suivant. Tout se paye. Bien sûr, les hordes de monstres lachés par le baron Fortesque et sa machine bulgare ne l’entendent pas de cette oreille (si tant est qu’ils possèdent un tel appendice) et ils ne se gêneront pas pour vous foncer dessus à quinze contre uns, ni pour réapparaître dès que vous avez le dos tourné. Aucun respect.
Heureusement, grâce au money-money qu’on ramasse dans les niveaux, on peut améliorer les armes des persos et booster leurs caractéristiques (attaque, vitesse, ou encore l’intelligence, qui détermine le comportement du perso géré par l’IA), ce qui est plus que nécessaire, car vous conviendrez que se pointer au dernier monde avec une pétoire de niveau 1 c’est un peu comme Tom Hanks qui tire sur le tank boche avec son Colt 45 à la fin du soldat Ryan : c’est beau comme du Baudelaire mais ça sert à que dalle, si ce n’est à faire rire l’allemand.
Pour vous donner un petit coup de pouce en plus, vous pouvez demander à la Société Générale, ou bien vous pouvez aussi utiliser les capacités spéciales des persos, telles que par exemple la carte du brigand qui permet de se repérer dans le niveau. On trouve aussi des bonus aussi divers que variés, comme le classique 1-up mais des sauvegardes en milieu de niveau qui permettent de reprendre à un certain endroit après avoir cassé sa pipe.
Techniquement, comme tous les jeux des Bitmap Brothers, The Chaos Engine est un régal, que ce soit pour les mirettes (bien que la palette de couleurs limitée de l’Amiga se fasse cruellement sentir ici, enfin si on aime les nuances de gris ça ne pose pas de problèmes), ou pour les esgourdes grâce à cette bande-son industrio-truc-muche si particulière.
Mais la technique ne fait pas tout, et comme disait l’autre, ce sont bien souvent celles qui vous allument le plus qui se révèlent être les pires escalopes froides une fois au plumard. Heureusement ici ce n’est pas le cas, et le contenu est à la hauteur de l’emballage. En revanche, il faut jouer à deux pour pouvoir en profiter pleinement, comme toutes les bonnes choses de la vie d’ailleurs (je pense notamment aux échecs et au canoé-kayak). Mais une fois que vous avez mis la main sur un partenaire, c’est bonheur, peut-être le meilleur jeu coopératif qu’il m’ait été donné d’essayer, assurément le meilleur de l’Amiga.
Comme il faut bien conclure un jour ou l’autre, je finirais par le point qui fâche : au bout d’un moment, ça devient légèrement répétitif, problème récurrent des beat’em all, généralement circonscrit par la variété des niveaux, malheureusement on ne compte ici que quatre environnements différents. Mais l’ambiance est tellement énorme que ça passe aisément, surtout quand on est deux. Pour résumer, toucher au Chaos Engine c’est un peu assister à la bataille de Minas Tirith en remplacant les oliphants par des metal gears et Gandalf par Léonidas, avec un groupe de black metal orque en arrière-plan qui fait claquer les watts sur « allumer le feu ». D’aucuns trouveront ça un peu kitsch, mais c’est une expérience à vivre au moins une fois dans sa vie.