Cher journal,
Depuis quelques jours que maman, papa et moi sommes arrivés sur Dune, c’est la grosse misère. C’est vrai que déjà avant le départ, ça sentait le sapin : depuis plusieurs semaines, papa me laissait seul pendant de longues heures avec ses deux vieux barbons de lieutenants, celui qui ressemble au capitaine surgelé de Star Trek et l’autre, avec ses gros sourcils à la Emmanuel Chain ; sans parler de la vieille peau complètement illuminée que maman a ramassée devant la porte du palais et qui a absolument voulu me mettre la main dans une boite noire qui faisait super mal. Mais c’était encore rien par rapport à ce qui m’attendait ici. Je me voyais déjà sur une plage paradisiaque, peinard à emballer de la minette indigène à tour de bras grâce au charme irrésistible de ma coupe Beatles ; mais on m’a signifié que j’avais mal interprété « planète des sables » et qu’il fallait plutôt comprendre « putain de planète désertique avec des lombrics psychopathes de 300 mètres de long ». Et les indigènes, parlons-en. Avec leurs yeux de junkies en manque et leurs trips écologiques, on croirait voir des babloches sur le retour. Et puis ils doivent me prendre pour un vieil incontinent, parce qu’ils m’obligent à porter une combinaison moche qui récupère mon caca. Bref, je sens que je vais me plaire ici.
(Journal intime de Paul Atréides, an de grâce 23000 et des poussières cosmiques.)
Ah, Dune… Comment décrire un tel chef d’œuvre, autrement que par une intro complètement à jeter ? Oh, j’ai des excuses ; tout petit déjà, ma mère me prenait par un pied et me claquait contre le mur pour écraser les cafards qu’elle croyait y voir, la pauvre alcoolique. Mais là n’est pas le propos. Dune est une saga majeure de la science-fiction, peut-être même la meilleure, en tout cas à mettre sur un pied d’égalité avec Fondation, 2001, ou que sais-je encore. Malheureusement, et c’est à mon grand désespoir, je n’ai toujours pas fini le deuxième tome. Oui, par un triste soir de novembre, j’ai égaré le bouquin dans un corail qui revenait de Caen. Ma vie n’est finalement qu’un glaviot slovaque s’écoulant lentement dans un caniveau sale de Bratislava. Enfin, je ne vais pas résumer l’histoire du livre ici, de toute façon ceux qui ne la connaissent pas encore ne doivent pas avoir grand’chose à en secouer. Retenons juste que Dune, c’est comme le Seigneur des Anneaux, en moins simpliste et sans les chansons niaises. Ah, Médiamétrie me fait signe que la fréquentation de cette page vient de se manger le plancher. Bah, au diable l’opinion publique, il fallait bien rétablir la vérité.
Dune c’est aussi un film, nettement plus sujet à caution, celui-ci. Sorti en 1984, année de lancement du premier ordinateur Macintosh et du premier ministre Fabius (c’est tout dire), et réalisé par David Lynch, il se concentre sur le premier des six livres et a fait un four notoire dans les salles obscures. Aujourd’hui, il a atteint un statut culte dans certains milieux sordides de l’Internet multimédia, parce que bon, c’est quand même le seul film où Patrick Stewart n’est pas complètement chauve. Peut-être aussi parce que parmi les jeux vidéos qui ont immanquablement émergé de cette licence, deux d’entre eux ont marqué l’histoire: Dune II, qui inventa la stratégie temps réel en 1992, et Emperor : Battle For Dune, qui inventa la même chose, mais en 3D et en 2001. Le jeu qui nous intéresse aujourd’hui, Dune tout court, n’a rien inventé de particulier, mais ça ne l’empêche pas d’être meilleur que les deux autres réunis.
Mais n’anticipons pas. Tout commence lorsque Virgin Entertainment, suite à un « cafouillage » (façon politiquement correcte de dire que tout le monde pionçait pendant le discours du gros Branson à la réunion marketing, parce que merde, Arsenal avait gagné la veille et on était tous charrette), confie l’adaptation de Dune à deux studios différents : Westwood, qui donnera Dune « II », et Cryo, celui qui nous intéresse aujourd’hui.
A l’époque, Cryo est un petit développeur français sans prétentions qui n’a que peu de jeux à son actif, voire un seul : Extase, sorti lui aussi sur Amiga, un jeu de réflexion avec des robots et des orgasmes. Cela suffit pour que déjà l’on sente poindre la petite étincelle caractéristique de la « french touch », synonyme, ici comme souvent ailleurs, de jeux plein d’idées, atypiques, mais aussi passionnants qu’un sermon de carême. Nous ne nous étonnerons donc pas de leur faillite en 2002, et j’espère d’ailleurs que ces zazous se sont enfin trouvés un travail sérieux, comme laveur de carreaux ou vendeur de cartes postales sur le Champ de Mars.
Mais en 1992, personne n’envisage encore cet état de faits malheureux : la vie est belle, les russes sont nos nouveaux amis de trente ans, MC Solaar chante « Bouge de là » et les développeurs de Cryo veulent proclamer à la face du monde que les français, à défaut d’avoir du pétrole ou des idées, ont des drogues dures.
Ainsi donc naquit Dune, le jeu vidéo. L’histoire est quelque peu chamboulée par rapport au canon du bouquin, mais ce n’est que pour mieux servir le joueur. Les Atréides, mandatés par l’empereur Padishah Shaddam IV (qui avait la réputation de ne pas être de parole. En effet, il disait toujours « c’est pas vrai, j’ai padishah »), doivent libérer Dune du joug Harkonnen. Pour ce faire, Paul, le héros du livre, que l’on dirigera tout au long du jeu, doit recruter les différentes tribus locales de Fremen, en tant que mineurs d’épice ou combattants. Ceci afin de répondre aux attentes de l’empereur, qui chaque semaine réclamera plus d’épice, mais aussi pour pouvoir repousser les attaques des Harkonnen, et à terme, conquérir l’intégralité de la planète, et qui sait, devenir le maître de l’univers connu.
« Mais concrètement, comment ça se passe, ton truc ? », vous interrogez-vous avec ce petit rictus incrédule de celui à qui on ne la fait pas. Ne sois pas si impatient, ami lecteur, et laisse-moi t’expliquer ce qui fait le pourquoi du comment se fait-il que ce jeu me donne du plaisir rien qu’à en parler, dis donc. Dune est divisé en deux parties bien différentes : un bout d’aventure où on trimballe Paul entre différents lieux, le palais, le désert, les sietchs, etc ; on rencontre pleins de gens (Jessica, Gurney Halleck, Duncan Idaho, Thufir Hawat, Stilgar, toute la clique) ; on doit accomplir quelques petites quêtes qui se déclenchent tout au long du jeu, et qui lui servent de trame scénaristique tout en nous permettant de nous rappeler qu’à la base, Dune est un livre avec une histoire.
La deuxième partie, la plus importante, l’essence même du jeu, se déroule quasi-exclusivement sur une carte de la planète. A partir de celle-ci, on peut déplacer ses troupes Frémen, leur assigner une occupation telle que miner l’épice ou s’entrainer au maniement des armes, les déplacer vers tel ou tel sietch. On peut également s’adonner à l’exploration, ce qui permet de découvrir toujours plus de tribus prêtes à se rallier à notre cause, ou de nouveaux gisements d’épices, mais aussi de l’équipement comme des moissonneuses pour extraire l’épice plus vite, ou des ornithoptères (comme des hélicoptères, mais plus rigolo) qui permettent d’éviter que les-dites moissonneuses se fassent bouffer par les vers des sables ; enfin on peut récupérer différentes armes, qui vont de la cuillère émoussée, aux « atomiques ».
Tout cela comporte bien sûr quelques subtilités. Par exemple, on ne peut pas miner dans une zone qui n’a pas encore été prospectée, et il y a une seule équipe de prospecteurs pour toute la planète. Plus tard, après avoir rencontré Liet Kynes, on pourra spécialiser quelques tribus en « écologie », pour entamer la terraformation de la planète (un événement traité dans le deuxième livre, si je ne m’abuse), ce qui aura pour effet de booster le moral des Fremen, entre autres. On pourrait aussi parler de toutes les finesses de l’art militaire, avec l’espionnage ou encore la gestion du moral (boosté de diverses façons selon que vous soyez ou non présent sur le champ de bataille, et ainsi de suite).
Il faut donc garder une attention de tous les instants, et ne surtout pas laisser s’insinuer un seul grain de sable dans votre stratégie bien huilée, ce qui est un peu problématique sur une planète désertique, ayez l’amabilité d’en convenir. Ainsi, si vous décidez d’allouer trop de ressources à votre armée, vous n’aurez plus assez de mineurs pour extraire l’épice et l’empereur vous tombera sur le coin de la gueule comme la petite vérole sur le bas clergé, et alors, game over. Dans le cas inverse, les Harkonnen auront tôt fait de s’occuper de vous, et vos réserves démesurées d’épice ne vous serviront plus à grand’chose.
Bref, voila quelque chose d’original, rafraîchissant, mais surtout, de foutrement bien torché. Dune fait partie de ces jeux, devenus rares aujourd’hui, à peu près autant que les baleines dans les eaux territoriales japonaises. Ces jeux qui ne possèdent pas vraiment de « gameplay » bien défini, mais plutôt une ambiance, un état d’esprit, une histoire, un message, servis par quelques règles, et dont le seul but était de déclencher en vous une émotion, une étincelle, quelque chose enfin, quelque chose qui vous ferait sentir que finalement, toutes ces soirées passées devant un écran d’ordinateur plutôt que d’aller goûter à la vie qui grouille au dehors (soit-disant hein, ça n’a jamais été prouvé) n’étaient peut-être pas tout à fait vaines.
Mais tout ces beaux sentiments auraient pu rester lettres mortes s’ils n’allaient de paire avec des graphismes sans faille. Comme ici, ça tombe bien. Non pas que Dune soit un jeu éblouissant de par sa technique. L’intégralité se déroule sur des plans fixes, à part quelques séquences de voyage dans le désert qui font pâle figure face au Mode 7 de la Super Nes, et les animations des visages des persos qui se limitent aux mouvements des lèvres et des sourcils. Non, c’est plutôt du côté artistique que ça envoie du chêne massif. Cryo est parvenu à créer un style unique et « fort », tout en laissant à l’imaginaire des joueurs qui ont lu le livre la place qui lui est dûe, ce que n’avait pas réussi à faire le film (le jeu en reprend d’ailleurs peu d’éléments, à part la tronche de Paul et le design des distilles). Vous verrez, après avoir touché à ce jeu, vous visualiserez un ver géant jaillissant hors du sable quand on vous parlera de désertification, et le visage buriné de Kersauson vous fera penser à un Navigateur de la Guilde. Voila, Dune, c’est ce genre de graphismes.
Cela dit un jeu qui comporte tout de même 105% d’images immobiles a beau être super chiadé graphiquement, il se doit d’accorder une importance toute particulière à sa musique. C’est le cas ici puisque les quelques morceaux qui nous accompagnent, aux tonalités plutôt arabisantes, sont certes vite répétitifs, mais ce n’est pas pour autant qu’on a envie de couper le son. C’est même plutôt l’inverse. Tetris, vous situez ? Ici c’est exactement pareil, c’est la musique qui t’écoute. La bande-son de Dune appartient à ce genre de musique lancinante, qui, si vous n’y prenez pas garde, se fait de plus en plus insistante, de plus en plus forte, sans que, bizarrement, vous n’ayez touché à la molette du volume. Puis, au fur et à mesure qu’elle atteint vos centres nerveux supérieurs, vous continuerez à l’entendre après avoir éteint l’Amiga, puis à longueur de temps, de jour comme de nuit ; elle vous poursuivra jusque dans les chiottes, tel un Spetsnaz russe. Comme Tetris donc. Qui est un jeu russe. Comme quoi, rien n’est laissé au hasard dans le Grand Ordonnancement du Monde qui est consigné dans ce vieux cahier écorné, planqué sous un pile d’anciens numéros de Télérama dans le placard à chaussures du Créateur. Je m’égare, il est temps de conclure.
Dune est une expérience unique en son genre, typiquement le genre de jeu qui se trouve là, posé comme un gros parpaing sur la frise chronologique de la petite histoire du vidéoludisme, et qui ne bougera pas, quoique il arrive, quoiqu’on puisse inventer après lui. Un jour viendra sûrement où l’on sera tous branché à la matrice, flottant dans du liquide amniotique périmé avec un tuyau dans le cul, ou autre chose, quelle que soit la lubie du moment. Et bien Dune sera toujours là, et il nous regardera nous débattre dans nos miasmes en rigolant, du haut de son génie et de l’émotion qu’il a su susciter dans les cœurs de toute une génération de joueurs.