Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit mais, étant petit, j’étais obligé d’aller passer toutes mes vacances dans un immonde patelin bas-normand, en compagnie de mes grands-parents. Aujourd’hui encore, je garde le net souvenir du lit froid et grinçant, des draps qui sentaient la pisse, des dîners frugaux à base de soupe aux cailloux, et des longues promenades dans les marais, durant lesquelles ma mémé ne manquait jamais une occasion d’essayer de me noyer dans l’Orne. Ah mais c’est qu’on savait rigoler chez mes grands-parents, à côté C’est arrivé près de chez vous est un reportage de Delarue.
Mais tout n’était pas noir en ce temps-là. Ainsi, pour oublier cette joyeuse ambiance, j’allais souvent dépenser l’argent des commissions dans l’unique salle d’arcade du patelin, appellation bien pompeuse pour ce qui n’était finalement qu’une vieille borne poussiéreuse dans l’arrière-salle du café des sports situé non loin du marché aux poissons, sur laquelle tournait Final Fight. Ainsi passais-je des après-midi entières dans ce bar, devant le vieux port (qui tenait l’établissement), à jouer coincé entre deux turfistes qui avaient été poussés là pour ne pas gêner, et dont la complète décomposition des chairs n’était empêchée que par le haut degré d’alcool qui régnait dans l’air ambiant. En fin d’après-midi, mon grand-père venait me chercher, et me grondait depuis derrière ses grosses lunettes de grand-père ; vous savez, ces énormes binocles à monture dorées avec des verres blindés et jaunis dont on ne sait trop si c’est la teinte d’origine où si c’est une coloration due à la fumée corrosive des gitanes maïs. Enfin des lunettes de vieux quoi.
Ainsi n’ai-je jamais eu assez de temps pour finir Final Fight en arcade, mais je ne blâme pas mon papy, je l’aimais bien, quel dommage qu’il soit mort gelé dans l’étang à cause de son pied bot un soir en revenant des putes. Papy, je t’avais bien dit que t’avais eu trop de chance de t’en tirer aussi facilement à la Libération et que le destin te rattraperait.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur ma capacité à débiter des conneries sans queues ni tête pendant de nombreuses pages. Ainsi, il y a quelques mois, un beau jour, ou était-ce une nuit, j’ai redécouvert ce jeu au travers de la version Mega-CD lors d’une visite chez un vieux camarade avec qui j’avais l’habitude de passer des nuits moites sous la couette, à nous mesurer contre divers jeux vidéo abscons (et ça n’allait plus loin, que croyez-vous, nous sommes sur un site de droite enfin), plutôt que de travailler dur pour réussir nos études et faire une école de commerce plus tard, regarde tu fais pleurer ta mère tu peux être fier de toi. Bref, ni une ni deux mais trois, je choppe le jeu, j’envoie mon camarade au ravitaillement à la superette en face, et je branche la console, la tête déjà pleine de souvenirs d’enfance et de bars glauques.
Ce ne fut que pour me réveiller trois jours plus tard, vêtu seulement d’un slip usagé, affalé sur un canapé avec un vieux relent de pizza aux anchois au fond de la gorge et un pad collant dans la main. Le sol était jonché de canettes de bières bon marché, et l’atmosphère était plus opaque que le trou du cul de Jean Gabin dans Quai des Brumes. Final Fight est un jeu qui ne pardonne pas, sachez-le.
Mais n’anticipons pas. Nous avons ici affaire à un classique du jeu d’arcade, un beat'em all de Capcom venu des âges farouches, le gouffre à pièces comme on en fait plus. Je ne m’étendrais pas trop sur le contexte historique, sinon vous allez vite vous rendre compte que je ne suis qu’un imposteur qui n’y connaît rien. Retenons juste que c’est un des premiers beat’em all « modernes », comprenez après Double Dragon et avant Streets of Rage. C’est aussi l’un des plus durs. Sorti d’abord sur arcade en 1989, il est par la suite adapté sur toute une chiée d’ordinateurs et de consoles (Amiga, Amstrad, Nes, Super Nes, et j’en oublie), parce que bon, fric tout ça, c’est bien légitime.
On s’intéresse aujourd’hui à la version… J’attends… Allons… Mega-CD, je l’avais dit, Moulinot combien de fois vous ai-je dit d’être attentif plutôt que d’essayer d’attraper les mouches, et rentrez moi cette langue, vous êtes en train de cirer le parquet là. Bon… Comme le hasard fait bien les choses, il se trouve que cette version est la meilleure de toutes, car la plus proche du nirvana de l’arcade. À la bonne heure.
Le scénario est bien évidemment particulièrement brillant, à peu près autant qu’un trou noir de taille moyenne. Imaginez Metro City, mégalopole au bord du gouffre, où règnent le vice, la violence, le crime organisé, les bandes de jeunes à eux tout seuls, et Jacques Toubon. À côté, Néo-Detroit fait penser à une sympathique bourgade du Loir-et-Cher. Heureusement, le maire nouvellement élu, Haggar, ancien catcheur, a juré de ne connaître le repos que lorsque le Mad Gear, principal gang de la ville, serait mis hors d’état de nuire. Pas de chance, le chef du gang le prend de vitesse et capture sa fille Jessica pour lui faire comprendre qu’on n’est pas des rigolos, merde. Mais re-pas de chance, Haggar est du genre à qui on ne la fait pas, et sans hésiter plus que ça, il part à la poursuite des méchants accompagné de Guy et Cody, deux amis d’enfance de la gueuse. C’est vrai, quand on est maire pourquoi se faire chier avec la police ou le SWAT alors qu’on peut tout simplement enfiler une culotte tyrolienne, recruter deux puceaux et traverser toute la ville pour récupérer sa fille.
Vous l’aurez deviné, on a donc le choix entre les trois persos avant de commencer le jeu. Guy est le petit freluquet de service, celui-là même qui était choisi en dernier quand on faisait les équipes en gym. Il tape comme une merde mais il est rapide. On a ensuite Haggar le gros bœuf, avec sa moustache d’acteur porno des années 80. Et enfin Cody, le mec moyen et équilibré, pas trop lent mais pas trop puissant non plus. Au passage, il est à noter que Guy et Cody sont également des personnages jouables dans la série des Street Fighter Alpha, mais là n’est pas le sujet.
C’est parti. Le jeu comporte six niveaux : Slum, Subway, West Side, Industrial Area, Bayside, et Uptown, avec un boss à chaque fois. Ça peut paraître un peu court comme ça à première vue, mais en fait pas tant que ça (c’est d’ailleurs ce que je leur dis à toutes). Le gameplay est dans les règles de l’art : vue de côté, un bouton pour taper, un bouton pour sauter, un bouton pour sortir le coup spécial qui nettoie l’écran mais qui vous fait perdre de la vie. Du classique donc, on est en terrain connu, et ce n’est pas plus mal.
Les personnages ont bien entendu quelques combos, dont certains particulièrement durs à accomplir (le coup d’Haggar qui consiste à choper un gars, à sauter avec lui et à retomber en lui éclatant la colonne vertébrale sur le béton, Zangief-like, est fatal mais particulièrement ardu à sortir). On affronte donc des vagues continues d’ennemis, parfois six ou sept à la fois à l’écran. Il y a la petite frappe de base, qui n’est là que pour se faire taper à la place des plus gros et vous distraire. Il y a aussi les rockabillies qui, en plus d’avoir un goût vestimentaire et capillaire détestable, ont la capacité de parer les coups. Il y a les gros obèses qui vous foncent dessus plus vite qu’un goth sur une boite de cirage. Il y a les filles qui ne font pas beaucoup de dégâts mais qui vous sautent par-dessus pour vous planter leur talons-aiguilles dans le dos, voire pire. Il y a les petits chafouins habillés en Davy Crockett qui lancent des couteaux ou qui font des tacles meurtriers, et qui disposent d’une barre de vie scandaleuse. Il y a enfin les Andore, des lutteurs de foire d’environ 2m50 qui servent de mini-boss à eux tout seuls et qui, malheureusement, ne sont jamais seuls. Anecdote : ils serviront de modèle à Hugo, un des personnages jouables de Street Fighter 3.
Autant vous dire que le combat est loin d’être gagné. Pour s’aider un peu, on peut ramasser des armes, choisies parmi les poncifs du genre : couteau, gros tuyau, katana. Pour récupérer de la vie et du score, on pète les poubelles, les cabines téléphoniques, tout ce qui passe à portée de battoir, ce qui fait bien évidemment apparaître des bonusques, ou des gigots. Voila qui est inattendu, dis donc.
Donc, on avance sans réfléchir, et on appuie frénétiquement sur le bouton. Croyez-moi, quand on se retrouve en face d’un tas de viande belliqueux avec la tronche de Maradona et un marcel rose à motifs panthère, on ne se pose pas de questions et on cogne. A la fin de chaque niveau, on affronte un boss, qui non content d’être surpuissant, est accompagné par des vagues répétées d’ennemis de base, ce qui a tendance à compliquer quelque peu la chose, ayez l’amabilité d’en convenir. On se rappellera tout particulièrement d’Edi. E., le flic corrompu du troisième niveau qui vous allume depuis l’autre bout de l’écran avec son flingue, et qui doit être au coude à coude avec les sauterelles et les socialistes dans la course au plus grand fléau de l’humanité.
Mais finalement, la mayonnaise prend plutôt bien, le perso répond au poil de mollet de coureur cycliste, et on se surprend à sortir des méga-enchainements improbables, choppant un ennemi à droite, le balançant à gauche pour stopper net le tas de moches qui arrivait, tout en faisant bouffer ses dents au boss avec l’autre main. Bon, ça c’est quand tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, je ne vous fais pas dire que la plupart du temps on se fait rosser d’importance par la dizaine de lâches qui vous cognent à tour de rôle, telle cette petite vieille qui avait eu la mauvaise idée d’aller à la nuit tombée retirer de l’argent à la poste d’Aulnay-sous-Bois.
Car Final Fight est un jeu dur, on ne le dira jamais assez. Déjà édulcoré par rapport à la version arcade qui était virtuellement infinissable sans y engloutir une quantité déraisonnable de pièces, cet opus Mega-CD vous tiendra tout de même éveillé de nombreuses nuits, d’ailleurs je n’ai pas réussi à dépasser l’avant-dernier niveau quand j’ai refait le jeu pour prendre les captures. Bon, il faut dire que je suis de ceux qui n’arrivent jamais à battre Chun-Li au niveau facile, mais quand même.
Toute cette bonne soupe est admirablement servie par des graphismes au petit poil. Le jeu a un peu souffert de sa conversion, principalement à cause du manque de couleurs de la Megadrive, on a un peu l’impression d’être devant les photos passées d’un vieux Paris Match des années cinquante, mais ce n’est pas méchant, on pourrait même aller jusqu’à dire que ça donne un cachet. Certains décors sont tout simplement « bouyaaah », notamment le niveau cinq avec la statue de la liberté à l’arrière-plan, ou le métro en mouvement avec, euh, les machins qui servent à se tenir qui s’agitent en rythme. Bref, on sent vraiment que tout ça a été roulé à la main sous les aisselles avec amour par un salaryman nippon, un samedi soir entre 21 heures et minuit. Le grain inhérent à la Mégadrive réussit même à paraître joli, c’est vous dire.
La bande-son est du même tonneau. Les bruitages sont très classiques, mais réussis (il faut le préciser hein, après tout ceux de Golden Axe faisaient penser au viol d’un matelas en mousse) ; mais là où le jeu enfonce tout d’une seule main sans forcer, c’est au niveau de la musique. Histoire de justifier le « CD » derrière le nom du jeu, on nous a concocté des morceaux aux petits oignons bios. Pour résumer ça en quelques lignes, disons que c’est un subtil mélange de la BO de Miami Vice, avec des thèmes funky du flic de Beverly Hills, quelques morceaux de Scarface, ou encore le jingle de Hollywood Night sur TF1 (vous savez, les téléfilms ricains qui alternaient entre thriller de merde et film de cul du pauvre). Le genre de musique qui vous fait immédiatement enfiler un 501 moule-burnes, des baskets blanches à scratchs et un t-shirt UCLA, pour aller vous promener dans cette méchante métropole du début des nineties, avec l’horizon de gratte-ciels en pixel-art 16-bit. Du bonheur, vous dis-je.
Je crois que j’ai fait le tour. On peut évidemment jouer à deux, comme dans n’importe quel beat’em all qui se respecte. Il y a aussi un mode time attack, qui consiste à buter le plus d’ennemis possibles dans le temps imparti. Pratique pour se détendre après la frustration du jeu normal. En bref, pour en finir, Final Fight n’est pas tout à fait la perfection incarnée en jeu vidéo, mais il est tout de même foutrement bon, et seule sa difficulté pourrait, éventuellement, tempérer vos ardeurs. Pour faire une comparaison osée, je dirais que si Streets of Rage 2 est une femme fatale, Final Fight est la jeune fille de votre première fois. En vous remerciant, bonsoir.