L’hiver sévit. Et vice et versa. C’est le teint pâle et blafard, l’œil morne et au fond des synapses une déprime qui coule que je me roule dans mon plaid. Le ciel bas et triste de Paris achevant de plomber une situation de détresse intense. Je n’ai plus rien à lire, la musique m’ennuie, je suis gagné par l’angoisse de la mort. Les spasmes anaux qui m’agitent m’affirment que je dois lutter. Lentement, je me déroule comme un vieux tapis roulé dans un coin, et j’entame un mouvement mou de déploiement de mes longs bras inutiles. Le secours est ma Game Gear affirme mon cerveau embrumé. Pourquoi pas.
Triste déchéance que la mienne. Il y a encore quelques mois le jeune homme fringuant et sévèrement burné que je suis arpentait le monde à la recherche de sensations incroyables, de savoir, de rencontres, de contrats mirobolants. Œuvrant pour les entreprises les plus prestigieuses, toujours une carte bleue d’un pays dont on ne connait même pas la monnaie dans la poche, une femme dans la main, un sourire enjôleur me faisant tringler les plus jolies serveuses des palaces où je logeais. Une sorte de James Bond, réel. Chaque avion me déposait au pied de ma voiture, jamais la même, où m’attendait une lettre de la succursale visitée, et une bouteille de Dom Pérignon 82, le meilleur. Je déteste la médiocrité. L’action est ma vie, je suis une aventure.
Le programme était rodé comme une partition de Wagner, l’industrie en marche. L’arrivée, quelques serrages de mains, une phrase qui tue, la pression qui monte, un pays qui redémarre. 24h plus tard je repartais vers une autre destination, où mon métier de langue de sniper refaisait ouvrage. Une phrase = un mort. Un directeur viré dans la minute, sans autre forme de procès, une pimbêche repartant en bus là où je reprenais l’Aston Martin DB9 du moment. Ma vie finalement.
Et le soir la solitude. Des milliers de dollars à dépenser, comme ça pour la blague. LA crise ? Oui, je vis avec oui. Et je suis contre. Tout comme la pauvreté, la faim dans le monde, le trou de la couche d’ozone. Je plaisante, je m’en branle comme de l’an 40. Et pourtant l’an 40 n’est pas anodin, étant le début de la révolte des annamites contre la Chine porté par la bravoure des sœurs Trung. Mais là n’est pas le propos.
Lorsque l’on est sans aucun problème financier et que l’on se perd dans les affres de ce monde, on va au casino. C’est pratique. Cela permet de passer le temps, dans une masse faussement chic, qui est en fait aussi perdue que moi. Pourquoi pas. Le frisson de perdre de l’argent. Jeter en s’en foutant une paire de jetons de 10 000$ sur une table, en sachant qu’il y a une chance sur 8 854 124 que cette boule se pose sur ma position. Pourquoi pas. Demander à un croupier payé une misère s’il peut faire de la monnaie sur mes jetons de 50 000$ car le bar ne veut pas car c’est trop gros. Soit. J’aime le risque, le bruit des machines, les clignotants des compteurs, les hurlements comme les suicides des pertes… J’aime le casino.
Alors quand sur la Game Gear qui meublait mes nombreux vols en avions, j’ai découvert Caesar Palace, ma vie prit les teintes colorées saumonées de l’amour. Le souffle chaud de la passion du jeu remontait à mon cerveau drogué aux bulles de champagne et des volutes de cohibas, il me fallait tester la chose.
Ecran titre. Rien. Un texte baveux absolument illisible sur l’écran lui-même flou de la machine de Sega me prévient que je ne dois pas jouer, c’est juste de l’amusement. Jouer c’est mal. Salauds d’Américains, quelle bande de vieux faux-culs à la noix. Je crée mon héros, lance le jeu sans autre forme de procès.
Le Caesar Palace. Pour qui a déjà posé le pied en crêpe de ses Weston sur les sables de la vallée de la mort, c’est l’un des piliers de Vegas. Des faux temples, des statues partout, du stuc à tous les étages, des hommes en toges à ne plus savoir où les mettre, et une foule de badauds venue dépenser les sous qu’ils n’ont pas dans des machines à sous et à des tables de jeux. Le chiffre d’affaire d’un casino de ce format est de plus de 300 millions de dollars par jour, jackpot, cash, impair et passe. L’ambiance y est unique, alors c’est presque un peu fébrile que je regarde ce que m’offre le jeu.
Mon héros, seul, sous les traits improbable du looser de service, se balade dans une salle à la moquette rouge moche. Dans sa déroute, il navigue entre les dizaines de machines à sous, et quelques tables. On aperçoit les différents grands classiques : poker vidéo, bandit manchot, table de black jack, de craps, de 421, de roulette. Et grille de Keno, quelques jeux à gratter et voila. Au lancement, les tables des vrais, ceux qui dépensent des fortunes dans rien sont fermées à mon héros à la gomme. Soit, je vais devoir gagner des sous comme un péquin lambda.
Je commence par le jeu de ceux qui savent que les statistiques sont bonnes : le black jack. Une main donne les cartes. Flottantes dans les airs, le malaise se dégage. Il n’y a plus de musique, pas de bruitage, simplement une main qui pose des cartes devant moi. Aucune explication sur les boutons, il faut tout deviner. Quelques erreurs de bouton plus tard, j’ai perdu 200$ sur des mains en or. La crispation est là, je quitte la table d’un start vengeur. Le spectre à la main volante est un enculé.
Je file alors sur les machines à sous. Il n’est malheureusement pas question de se siroter une petite tequila en dépensant dans la fente les mois d’économies de mon héros lambda. Ici, c’est le jeu et rien. Encore une fois, pas d’explication. Je mets dix minutes à chercher la fente où glisser ma piécette. Puis je perds. Une fois, dix fois, vingt fois. Je viens de me souvenir pourquoi je hais les machines à sous. Confier mes deniers à une machine ingrate n’est pas mon truc, je préfère le contact viril de la table, le siège collant en skaï pourri qui garde quelques minutes la raie de sueur des fesses du voisin qui a explosé en vol sous la pression. Direction le craps.
Une main arthritique se déplace sur la table pour placer les mises. Aucune explication n’est donnée sur ce jeu que le néophyte connait généralement peu. Et ne comptez pas sur le voisin qui connait tout des vrais casinos, là vous êtes seul. Toujours pas de son. Les dés se jettent, et roulent comme sous l’effet d’une gravité lunaire, pendant trèèèèès longtemps. Mais comme vous êtes seul sur place, il n’y a aucune pression. L’envie de se déshabiller et de se toucher sur la table est forte, mais le jeu n’est pas très fun… Il est temps d’aller au poker vidéo.
Comme sur une vraie machine, c’est amusant. 2 minutes. Puis l’appel de la table se fait sentir, je veux gagner des vrais $ avec des hommes qui en ont, et sentir l’odeur âcre de la pression sous des lampes basses dans un silence cette fois de bon aloi. Raté.
Reste les cache-misère que sont les jeux à gratter à acheter au distributeur de jetons, ou le Keno des guignols, qui me rappellent ma grand-mère. Rien, rien rien ne vient m’ôter cette terrible impression de vide. Le Caesar Palace est loin, si le fronton de pierre à l’entrée n’était pas là, je me prendrai à n’en pas douter pour une femme de ménage de nuit, me promenant dans les allées désertes.
Le vide. Ne reste que le vide. L’envie de m’acharner pour gagner des jetons sur des jeux mal mis en place m’est trop lointaine, j’erre comme un con, à la recherche d’un bar virtuel pour dépenser les sous fraichement gagnés. Non, casino, je ne boirais pas de ton eau !
Je reprends mes esprits. Je suis dans l’avion, le brouhaha des moteurs reprend possession de mes cils auditifs préalablement plongés dans le rien sonore du « Caesar Palace », et je suis à 9000m au dessus de Madagascar. Wow.
Depuis le monde s’est écroulé. N'ayant plus rien à perdre ni Dieu en qui croire, afin qu'ils me rendent mes amours dérisoires, moi, comme les vrais joueurs, j'ai prié les casinos de la nuit. Et je garde cette espérance d'un désastre aérien qui me ramènerait le vrai Caesar Palace, salle de jeux détournée de l'attraction des astres.