Notre vie possède ses démons. Des choses qui à leur simple évocation provoque urticaire, fuite urinaire, problème d’incontinence fécale et grincements de dents. Des trucs qui vous hantent, sans que vous en ayez spécialement conscience, mais qui a des instants très précis de votre vie sauront se rappeler à vous, par le biais cognitif désormais classique du « Ah tu es heureux là pas vrai ? Mais c’est parce que tu m’as oublié. Je suis là. Tranche-toi les veines maintenant. » Milon’s Secret Castle est de ces fantômes du passé. De mon passé, et peut-être bientôt du votre.
L’histoire commence il y a une bonne dizaine d’années de cela. Je collectionnais avidement les jeux NES, et tombe naïvement un beau jour de printemps sur une couverture inconnue, colorée et à l’allure débonnaire. Les oiseaux chantent, la douceur à peine supportable de ce délicieux moment me pousse à tester ce jeu. Je sautille gaiement vers ma console chérie, allume d’un geste doux et câlin la télévision, et prépare mes petits doigts potelés à s’amuser et à passer de bons moments pleins d’amour.
Milon’s Secret Castle m’est tout d’abord apparu comme un simple jeu de plateforme des premières heures de la NES. Un héros inconnu au visage ingrat, des graphismes laids, nous voilà projeté de plain-pied dans l’année 1986. On y est bien, ça sent un peu le renfermé, mais admettons. On démarre au pied d’un château, paisiblement. Des portes, des fenêtres, des pièces à découvrir, que de mystères à venir, quelle hâte j’ai d’aller plus loin !
Dès les premiers mouvements de Milon, on voit qu’il a chaussé ses semelles de merde. Ça glisse, c’est épais au départ, et ça file vite après. Assez loin de l’équilibre délicat d’un Super Mario, Milon est le diesel du pauvre de la course à pied. Les premiers sauts à vide avant d’entrer dans le château permettent immédiatement de voir que le jeu aura immanquablement une chouette difficulté rien qu’avec cette « petite particularité ».
Première pièce, la pièce pour se chauffer. On rentre, la porte disparait. On est donc dans l’impossibilité de revenir en arrière, tout simplement. Lors de sa première partie, ça ne choque pas, mais lorsque l’on commence à comprendre les mécanismes sous-jacents, on commence à frémir. Pas de retour en arrière. En faisant le tour de la pièce, pas de sortie apparente. Non. Il va falloir faire apparaître la porte de sortie en tirant sur un bloc particulier, qui fera apparaître ladite porte, et permettre à notre petit héros d’utiliser la clé qu’il aura trouvée dans un premier temps. Facile.
Sur papier, c’est probablement facile. Mais pas quand on s’appelle Milon. Car outre le fait d’être chaussé de merde, Milon ne dispose que d’une arme. Des bulles. Milon. Crache. Des bulles. Même à 10 ans, cela fait bien entendu sourire de ridicule. Mais lorsque l’on prend quelques minutes d’attention, et que l’on s’aperçoit que l’ingrat Milon lance des bulles, et ce dans deux directions : haut ou bas, on soupire de lassitude.
Une arme a deux voies, pourquoi pas, mais mal implémentée comme ici, c’est diabolique. Il faut donc tirer partout pour avoir l’espoir de faire apparaître la porte. Espoir fou et vain, car rien n’indique où est caché quelque chose. RIEN DE RIEN. On doit donc tirer sur TOUS les blocs d’une salle dans l’espoir de faire apparaître quelque chose. Ou pas. Aussi peu d’information pour avancer, c’est déjà fort. Mais quand en plus on s’aperçoit qu’il faut tirer avec une bulle précise (haute ou basse) sur un carré pas indiqué, on frôle le génie du mal.
On va donc sauter partout avec notre ami lourdement chaussé qui tire des bulles, dans l’espoir de faire apparaître des trucs indéfinis. Oui, vous ne saurez bien entendu pas ce que vous cherchez avant de l’avoir fait apparaître. Ah là je sais que j’ai fait mouche et que le poison insidieux de l’échec s’insère doucement dans vos veines. Le frisson parcourt tout doucement votre échine, vous ne comprenez pas encore, mais ça vient.
Vous voilà donc armé de votre seul patience pour tenter de trouve les éléments qui vont vous permettre de sortir d’une salle. Sur papier c’est très pénible, dans la réalité c’est encore pire. Si vous arrivez à sortir de ladite salle, vous vous retrouvez devant le château avec encore les mêmes choix de portes qu’auparavant, et bien entendu aucune indication pour savoir si c’était la bonne porte dont vous sortez, ou si vous devrez refaire cette pièce plus tard. Vous avez collectés des objets, peut-être, mais ce n’était peut-être pas les objets qu’il vous fallait pour débloquer le vrai chemin du jeu pour avancer. Jamais vous n’aurez une indication sur comment passer sur les étages supérieures du château. Rien n’est là pour vous le dire, et vous avancerez à tâtons, tout simplement.
Et parce qu’on a aussi le droit de rigoler dans l’ennui, le jeu introduit une autre fantaisie géniale. Si par une chance insolente vous arrivez à sortir d’une pièce et que vous vous retrouvez dehors, bravo. C’est déjà ça. L’air frais vous fait du bien, et Milon a envie de respirer un peu. Posez-vous, relaxez-vous, vous l’avez bien mérité. Mais non, au bout de 4s d’inaction, des éclairs apparaissent dans le ciel et vous cartonnent. Vous devez retourner au château très rapidement si vous ne souhaitez pas mourir. Le repos n’existe que pour les faibles.
Il va de soi qu’en plus du côté labyrinthique du jeu, vous n’êtes pas seuls dans les salles, oh que non. Toute une faune assez variée pour un jeu de 1986 vous attend de pieds fermes avec leurs faciès ingrats et leurs patterns de prostituée. Rien ne vous sera épargné, puisqu’on vous le dit. Par salle, on trouve de base une dizaine de monstres bien retors comme il faut. Chaque combat est une victoire, chaque meurtre une cause entendue : c’était un fils de chien. Mais pas de chance pour la paix de l’esprit : les monstres réapparaissent quasiment immédiatement, pour foncer de plus belles vers votre gorge. Le monde vous en veut, et il vous le fait merveilleusement comprendre.
Vous serez donc harcelé de monstres. Certains avec de classiques patterns gauche/droite faciles, d’autres avec de plus friponnes « je traverse tous l’écran en mode totalement aléatoire à toute vitesse et tue tout ce que je touche, et ne mourrais que si tu me touches 731 fois en moins de 4 secondes ». Par chance vous avez une conséquente barre de vie. Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Vous avez de quoi vous faire déglinguer avant de mourir face contre terre, loin des galères. Heureusement le jeu ne vous voulant aucun moment simple de bonheur introduit là encore une autre merveille de gameplay.
Dans un bon jeu, lorsque l’on se fait toucher, on a quelques secondes de clignotements, où l’on ne peut pas se faire toucher à nouveau. Et bien pour Milon, non ! Vous êtes touchés ? Pas de chance, si le monstre vous retouche la frame d’après, vous êtes retouché, et ce en boucle. Votre barre de vie peut donc disparaître en un clin d’œil, sucée par un ennemi qui ne veut plus vous lâcher.
Par chance, et parce que tout n’est pas tout noir, lors de l’apparition aléatoire d’objets et portes, vous vous retrouverez parfois dans le havre de paix de la boutique. Un homme oublié de tous depuis fort longtemps moisi dans son échoppe, et n’attend que vous pour refiler son improbable camelote. Patins à glace, chaussures, bougie, collier-boule, tout est bon à revendre lorsque l’on a l’éternité devant soi. Chaque objet vous aidera d’ailleurs à avancer, et vous devrez sans réfléchir tous les acheter. Mais plus que la vente, l’homme derrière le comptoir distille des bons conseils pour vous aider dans votre quête.
Des bons conseils, vraiment ? A moins d’être devin, chaque astuce lâchée négligemment ne fera que perturber encore plus votre psychisme déjà défaillant. A la manière d’un maître Yoda sans le génie, l’homme lâche d’innocents « dans le noir utilise de la lumière » « entre par la porte » « ça va toi ? » « Eh, le barbecue je ne vais pas le garder trois jours ? » qui ne vous aideront finalement en rien, et achèverons votre bonne volonté déjà bien fragilisée.
A cet instant précis, je sais que les portes du panthéon de la misère s’ouvrent enfin devant vous. Le désespoir vous envahi, peut-être une larme commence à couler sur votre doux visage, en silence. Et parce que les dernières marches de l’escalier qui mènent au suicide sont les plus difficiles, je vous aide : c’est d’autant plus la misère que vous n’avez qu’une seule vie, et que quand vous la perdez c’est le simple retour à la case départ, comme si de rien n’était. Pas de continue, un simple reset.
Je vous laisse vous poser deux petites minutes pour prendre la pleine mesure de cette situation.
On a donc un jeu primitif, moche, rigide, diablement long (le château fait 3 étages, qui même avec tous les artifices modernes de l’émulation ne peuvent raisonnablement être intégralement bouclés en moins de deux bonnes heures), maniable comme un golem de plomb, où l’on se bat avec des bulles contre une armée infinie de monstres, véritable labyrinthe sans carte, avec une seule vie.
On n’est pas bien là à tenter l’aventure sur une grosse daube impossible ?
Car autant être honnête, je doute qu’en 1986 quelqu’un ait réellement vu la fin de ce jeu. C’est tout simplement impossible. Tout est fait pour ne pas s’en sortir. Même armé d’un vieux magazine Nintendo pour les astuces, le plan, des mouvements magiques où que sais-je, les ennemis auront tôt fait de vous mettre à mal et de vous faire stopper l’aventure, définitivement. Personnellement, à ma découverte, j’ai dû tenir 23 minutes, maximum.
Ce jeu fleure donc les années primitives de la NES, avec ses graphismes et son principe d’un autre âge. Mais même armé de notre meilleure volonté et de notre amour pour les vieilleries, rien n’y fait : ce jeu n’existe pas. Passez donc votre chemin, aller prendre l’air, oubliez ce que vous avez vu, il n’y a rien à voir.