Etre un enfant dans les années 90 c’était quand même quelque chose. Tous les matins, devant son bol de café, prendre les feuilles roses du Figaro section « marchés financiers », regarder d’un œil scrutateur les mouvements de la veille, s’esquinter les yeux sur des codes obscurs, les résultats, les variations, dévorer avec avidité les articles de fonds sur « plutôt acheter des technologiques ou garder le secteur de la construction », « les bonds US s’envolent, attention à l’alpha », faire une rapide simulation avec sa calculatrice pour voir la valeur de son portefeuille tant chéri, sélectionner avec tendresse la valeur qui porterait ardemment vos fonds, puis patienter avec un soupçon de crainte et en même temps au fond du cœur une envie de gagner à tout casser. Ah que ce temps-là était bon.
Vous ne vous sentez pas concerné ?
Et bien moi non plus, et aucun enfant en fait. Que se passait-il dans la tête déviante du développeur malade de Wall Street Kid ? L’histoire ne nous le dira jamais. Seuls restent les regrets, les douleurs, les larmes et les grincements de dents.
Car Wall Street Kid est un simulateur d’ennui profond. On pourrait de prime abord être appâté par l’évocation de Wall Street. Le rêve américain, les pluies de dollars, les jolies filles et les millions. L’effet wow est à son maximum. Et puis on note l’improbable « Kid » accolé, qui nous rappelle que nous sommes sur Nintendo, et qu’on laisser tomber les saladiers de coke et se rabattre sur le lait fraise, et qu’il reste du chocolat c’est cool.
Au lancement du jeu, une séquence d’introduction. Votre avocat vous explique que pas de chance votre oncle méconnu est mort, et que vous êtes son seul héritier. Plutôt triste pour le commun des mortels, mais non, pas pour vous, qui êtes de la race des héros, des winners, de ceux qui ne reculent jamais. C’est donc avec un épouvantable et narquois sourire que vous accueillerez la nouvelle, comme pour dire « ah ah vieille bique, je savais que je t’aurais. A moi les petites pépés jolies »
Le respect bordel, le respect des anciens ! Mais tonton n’est pas né de la dernière pluie. Il SAIT au fond de lui que son colossal héritage doit se mériter. Il vous impose donc des épreuves. Pour 500 milliards, faites un effort, ça vaut le coup. Vous devez donc faire fructifier 500 000$ sur les marchés, et prouvez à l’avocat que votre oncle n’avait pas tort : vous êtes un véritable chic type.
Vous débutez la partie à votre bureau, avec 500 000$. A vous de jouer playboy, le monde t’appartient.
Tentative d’humour glaciale et sophistiquée. J’aime.
Il va vous falloir éplucher les canards financiers, écoutez les rumeurs que l’on vous envoie par telex, et investir sagement et avec brio votre pécule. Ah ah les saladiers se rapprochent c’est génial !
Oui, mais non. Car épluchez les telex sur la NES c’est profondément ennuyeux. Et puis une fois que l’on a choisi au hasard des valeurs, et bien on s’ennuie un maximum. Comme au bureau dans les temps morts.
Le jeu a bien entendu pensé à l’attente. Et vous allez donc pouvoir occuper vos journées de potentiellement futur milliardaire à vous ennuyer comme il faut.
Vous allez pouvoir appeler votre courtier, qui va vous donner moyennement quelques sous des bons tuyaux. Il sait ce qu’il fait, il les vend. Comme dans la vraie vie ce mec est une pine, et il ne vous faudra sous aucun prétexte l’écoutez. Vous perdrez donc du temps à écouter un mec creux.
Vous recevrez aussi les coups de fil pénible et ennuyeux de l’agent immobilier, qui cherche absolument à vous caser une maison trop chère. Il a bien senti le bon coup le gars, pas con. L’avocat a dû lui balancer la salade, et il attend le gros chèque, et nous lâchera sous aucun prétexte.
Et puis les télex d’informations, tout plus insipides que les autres, comme au bureau quoi.
Mais vous êtes un futur milliardaire bordel, vous n’êtes pas là pour faire le clampin dans l’attente du bonus. Ah que diable non, merde. Il vous faut vous éclater comme un riche !
Vous avez pour cela votre vieux plan cul. Cette blondasse insipide qui ne parle pas beaucoup mais qui, quand même, sait les faire de manière plutôt chouette. C’est comme un vieux restaurant pas terrible : on y revient toujours pour le dessert. Alors vous l’appelez, et pouvez pique-niquer avec elle. Cela vous prendra bien 2h de votre temps, car il est compté.
Cette fois-ci elle a parlé, elle a apporté un truc plein de crème qui vous reste sur l’estomac ? Aucun problème, la salle de gym vous tend les bras, et vous permettra de liquider tout ce mauvais gras. Allez hop. Ah non tient, c’est fermé. Mince, mais quand ouvre-t-elle donc ?
Alors c’est le retour à l’ennui.
Puis c’est le lendemain. Ah chouette, le coup de bourse à marcher, je vais enfin pouvoir faire plaisir à l’avocat, que je ferai liquider une fois que j’aurai le magot. Ce mec en sait trop, je n’ai pas confiance dans son regard sournois. Il faudrait que je rappelle Prisila, elle a gardé ma cravate. Ah et puis mince cette salle de gym est encore fermée, c’est dingue vu le prix que je paye. Bon alors l’agent immobilier il me rappelle ou quoi ? Quelle truffe celui-là…
Et puis on prend deux secondes de recul.
La musique vous vrille le cerveau comme un marteau piqueur malade. Diable, cela fait maintenant quinze minutes que je m’emmerde profondément à jour à un jeu encore plus chiant que la réalité ? Un jeu où tout ce qu’il peut y avoir de pénible dans la vie est synthétisé à la perfection pour ce qui est censé être mon plus grand plaisir ? Alors là je dis non.
Désole mon oncle, mais je n’ai peut-être pas l’étoffe d’un milliardaire. Peut-être préfère-je les oiseaux, et pas les babillages pénibles de Prisila, ces regards froids qu’on dirait du mou de veau, animal dont elle a hérité du QI. Non non non je ne suis pas fait pour ça.
Nintendo, nom de Dieu, mais qu’as-tu fait ? Pourquoi ? Pourquoi créer une simulation de simulation de perte de temps ? Epargnez le vôtre, il n’y a strictement rien à voir.
Et achetez « Chryer », ça va s’envoler.
Bonus :
Le fameux écran des mots de passe. Tellement pratique à utiliser sur une bonne vieille télévision CRT bien baveuse :