Il y a des choses immuables dans la vie, et c'est quand même vachement rassurant quelque part. Prenez Drucker par exemple : le dimanche venu, on sait qu'il sera là, on sait comment son émission va se passer, on peut même prévoir les invités et les questions à l'avance avec un peu de métier, et toute personne ayant eu des grands-parents a un peu de métier en la matière.
Il en va donc de la vie comme du memory : de grandes paires d'idées indissociables et apaisantes. Dimanche : Drucker. Derrick : RFA. Barbecue : chipolatas. Enix : RPG. Et on peut même faire des combinaisons. Enix + Super Nintendo : QUALITER. Aaaaah, nous y voilà.
Enix, c'est un peu le pendant de Square à l'époque glorieuse des RPGs à foison, avant que les deux ne fusionnent, tels une team Mercedes et une écurie McLaren avant l'heure. C'est du lourd, du beau, du bon, du gras, des cheveux au vent et des mondes entre les mains de jeunes héros qui se demandent "mais pourquoiiiii".
Les braves petits gars de chez Enix ont sorti une tripotée de jeux pas piqués des vers et aux chiffres de ventes plus qu'honorable : Soul Blazer, Illusion of Time (qui a encombré les étals au point d'être peut-être le deuxième jeu le plus facile à trouver sous blister après Starwing, des années après la mort de la console), pour ne citer qu'eux. D'ailleurs ça tombe bien parce que ces deux-là faisaient partie d'une soit-disant trilogie dont Terranigma est censé être le dernier volet. Soit. D'ailleurs pour être très précis Enix est juste l'éditeur et le développeur est la compagnie Quintet, qui ont pondu notamment Actraiser. Ca commence à faire lourd dans le pedigree. Ca fait lourd aussi dans la tendance créationniste-gestion, et nous allons voir que ce n'est pas un hasard.
Le tout arrivant sur la fin de vie d'une console maîtrisée de fond en comble, on est en droit de s'attendre à du spectaculaire. Et ce d'autant plus qu'il va falloir, je vous le donne en mille : SAUVER LE MONDE. Alors tant qu'à faire on va y mettre les moyens. Si fait. Jouons cartes sur table : ça poutre techniquement. Du beau sprite, de belles orchestrations, de magnifiques écrans de transition, animation fluide, maniabilité précise : le cahier des charges respecté, au poil. Ni bouillie de pixels, ni syndrôme de golem, tout va bien, gloria in excelsis deo.
Mais nous ne sommes pas nés de la dernière pluie et nous savons, vous et moi, que sous la plastique superbe se cache parfois un fond creux, et inversement. Souvenez-vous de Sophie, en Terminale C : des seins comme des obus, mais l'éloquence d'une loutre. Et c'est donc avec l'oeil froid et impartial du critique qui a déjà connu tous les ports et toutes les folies, avec l'objectivité digne des meilleurs moments de Télérama, que nous allons disséquer la bête.
Terranigma est ce qu'on appelle pompeusement dans les salons snobs - donc chez nous - un A-RPG : un jeu d'aventure à vue de dessus, en temps réel, mélangeant des phases d'exploration et de bourrinage pur, sans aucune notion de "tour de jeu" comme on peut trouver dans les séries comme Breath of Fire ou Final Fantasy. En gros on se rapproche plus d'un Zelda ou d'un Secret of Mana que des deux titres sus-cités. Notre héros, répondant au doux nom de "Ark", un nom qui vous pose un gentilhomme, va devoir faire preuve de qualités intellectuelles en petite quantité, et surtout de gros bourrinisme de base bien senti.
Oui, il va falloir meuler du péon. On va même ne faire que ça, les donjons étant relativement linéaires, et les énigmes "du monde extérieur" plutôt sommaires : il va falloir attendre quelques temps avant de mettre vos neurones à contribution. Chose rare dans ce genre de jeux, la palette de mouvements est assez vaste. Vous marchez, courez, sautez, et avez plusieurs attaques à disposition, un côté très arcade donc. Enfin faut le dire vite, le but est quand même d'ouvrir les portes, de prendre les trésors, de buter les baveux locaux, et bis repetita.
Pour tenir la distance il faut donc obligatoirement une histoire qui nous maintienne la pression intellectuelle. J'ai dit plus haut qu'il faudrait SAUVER LE MONDE, mais c'est un peu court, jeune homme, on pouvait dire... oh... eh bien que, brompf, oui, il faut sauver le monde. Enfin d'abord les gentils habitants du village du héros, donzelle amoureuse en sus. Figurez-vous que tout allait pour le mieux dans la plus parallèle des dimensions enfouies jusqu'à ce qu'Ark, donc vous, fasse la connerie de relâcher une force puissante et maléfique. Mais le vieux sage va lui dire comment faire pour accomplir sa destinée.
J'en vois trois qui baillent. Du nerfs, crétins dégénérés, ensuite ça sort des sentiers rebattus et ça s'étoffe puisque vous allez faire revivre le monde à nous qu'on est dedans. Le vrai monde. Si si. Les premiers donjons que vous explorez libèrent des continents de notre bonne vieille Terre, et ensuite il faudra aller sur cette Terre pour la repeupler de trucs qui grouillent, respirent, et payent leurs impôts. Et à mesure que la population revient, les ennuis arriveront par paquets de douze jusqu'au climax final : le combat pour SAUVER LE MONDE. J'aime que mon message soit bien compris.
La grande originalité là-dedans, c'est que vous n'allez pas vous contenter d'enchaîner les villes et villages à tester toutes les actions scriptées possibles avant de passer à la suite. Dans Terranigma, par moments, va se glisser une action, une décision, un mot à dire à l'un ou l'autre personnage, qui va avoir une influence sur le cours des évènements. Mieux que ça : les villes que vous faites revenir à la vie sont au départ peu peuplées, et en plus par des gens sans goût ni talent. Et c'est vous, avec votre couteau, votre inventaire et votre libre arbitre, qui allez pouvoir influencer leur développement, via une foultitude de mini-quêtes annexes. Et là on se dit qu'on n'a pas les mêmes développeurs qu'Actraiser par hasard.
A la quête principale va donc se greffer cet aspect complètement génial du développement de l'humanité. Et je vous fiche mon billet que vous refuserez le combat final tant que vous n'aurez pas amené tout ce monde à un stade ultimate shock bamba 3000, mégapoles blindées de jeunes travailleurs syndiqués et cultivés, et de fonctionnaires nobles et généreux (oui, c'est un jeu, une utopie).
Alors, Terranigma, jeu génial ? Réalisation top 2000 avec des graphismes vraiment très réussis, musiques bien grandioses (un peu too much, du mauvais Wagner, mais du gros boulot quand même), on ajoute là-dessus une maniabilité au poil, un concept frais sur les bords, une durée de vie honorable : du tout bon, du tout beau. Tout y est, gestion de l'XP minimaliste, ce qui n'est pas pour déplaire, équipement limité (encore une fois c'est de l'action, pas du RPG, donc banco), cinématiques, longs dialogues, boss géants, on fait le plein. Ce jeu a tout de la grande fresque épique - puisqu'il faut SAUVER LE MONDE - que vous ne devez pas rater, y compris le prix qui confirme son statut de "culte".
Sauf que non. Enfin pas pour moi. Je trouve ce jeu chiant comme la banlieue de Reims. Je passe la navigation arthritique dans les sous-menus, qui fait qu'on pousse un soupir de lassitude à l'idée de trier son inventaire, et j'en viens au nerf de la guerre : cette putain d'histoire, ce scénario. Eh ben moi je suis désolé mais je me suis fais chier comme pas possible. J'ai rarement trouvé quelque chose de moins bandant que de faire remonter à la surface l'Asie, puis l'Europe, puis l'Afrique, puis devoir délivrer les plantes, puis les animaux, puis... puis... etc.
Et même une fois ce passage terminé, et qu'on commence à fritter du sale méchant de façon plus directe, j'en ai chié comme un Russe pour continuer à m'intéresser à l'histoire, au travers des donjons relous, des séquences d'émotion gratuites et téléphonées, de la pseudo intrigue "ohnoez des personnalités parallèles dans des mondes parallèles", de la musique "qui en fait trop", et de tout ce qui s'en suit. En fait il n'y a qu'à la fin que ça s'anime vraiment, et qu'on se retrouve avec une chouette histoire de balance des pouvoirs, de doubles mondes et autres joyeusetées certes avec un air de déjà vu, mais bien menée.
Ce sera donc une question de goût, que j'ai difficile et délicat pour ma part. Mais une fois acquis à la cause narrative et à l'objectif consistant à SAUVER LE MONDE, le reste se déroulera avec plaisir et douceur, vu l'énormissité de cette "grosse prod' ". Après tout, tout le monde n'aime pas Wagner, mais il y en a, même si ça me fait mal de l'admettre.