Le monde est un terrain de jeu fascinant, un joyeux melting pot bordélique à souhait où se côtoient pèle mêle des gens ordinaires, des illuminés, de dangereux terroristes barbus, de non moins redoutables politiques véreux, des danseurs de tecktonik, Mme Rodriguez ma voisine, Carlos (ah ben non merde, plus maintenant), les joueurs du PSG, et moi.
Moi, pauvre petit joueur insignifiant qui n’a jamais rien gagné, qui n’a aucune gloire personnelle autre que celle de pouvoir démouler un Cohiba Esplendid sans laisser aucune trace sur le papier, ce qui, somme tout, est assez pathétique, et qui pourtant possède, à défaut de gloire donc, une chance inouïe : celle de connaître la vraie nature des héros du jeu vidéo.
Oh n’allez pas croire que je cherche à en tirer un quelconque mérite, non. Paradoxalement c’est même plutôt le contraire : ça m’emmerde. Sans trop savoir pourquoi, cette connaissance gangrène mon esprit avec un ridicule sentiment de devoir de mémoire, une sorte de mission divine grotesque qui me pousse à partager ces anecdotes avec le plus grand nombre. Vous en l’occurrence. Ce dont je me serais bien passé, je vous prie de me croire, tant il vrai que j’estime déjà peu les gens que je connais pour de vrai. Enfin bref…
D’où viennent ces informations ?
De partout, de nulle part. De murmures émis dans la pénombre hostile d’un bouge sud américain, d’une confidence éthylique abandonnée au détour d’un comptoir Philippin, d’une relation d’amitié virile née au fin fond d’un bordel Roumain, des derniers mots recueillis aux lèvres d’un mourant allongé entre les cailloux austères d’une vallée Afghane, que sais-je ? Du reste, comment se souvenir de tout quand, comme moi, on a vécu milles aventures (d’un soir, entre autres) dont le seul résumé soulèverait de convoitise le cœur du petit Tabarly qui sommeille en chacun de vous ? Comment appréhender avec le recul nécessaire une vie aussi comblée en péripéties extravagantes pour la restituer en mots simples et vrais, comme on raconterait un conte pour enfants un soir de novembre au coin de l’âtre, un absinthe mollement blottie dans un verre de cristal posé sur un coin de table, le regard embrouillé par le passé ?
En fait je déconne. Tout petit déjà j’adorai mentir à mes parents : « Promis, juré, craché, j’ai joué moins d’une heure à Super Marios Bros 2 !! Et évidemment que j’ai fait mes devoir avant, non mais oh ! ».
Du coup y’avait pas de raison que je change en grandissant, comme le veut la sagesse populaire. Non, ça ce sont des conneries pour faire bien en société. On ne se renie jamais vraiment, on se déguise, voilà tout.
Ce qui est sûr, c’est que j’ai réellement rencontré des héros de jeux vidéo, et peu importe pourquoi ou comment. L’essentiel réside dans ce qu’ils m’ont confié de leurs vies à travers les jeux qui les exhibent. Et autant dire que vous n’allez pas être déçus. En voiture Simone !
Pourquoi Simone ? Pourquoi employer ce prénom aussi ringard qu’un chanson d’Alliage ? (que les plus vieux expliquent aux plus jeunes hein, ou alors essayez youtube).
Tout simplement parce qu’il s’agit du vrai prénom de la dame qui campe le personnage de Kirby.
Un soir de pluie et de brouillard comme on n'en fait pas d’où je viens, puisque je vis dans le sud, rendez-vous était fixé avec dame Kirby dans un discret établissement de la capitale, tout de velours et de néons rouges habillé.
C’est d’un pas plein d’entrain que je me dirigeais vers cette rencontre, bloc note en poche et fébrilité au bas ventre. Il faut me comprendre, les bars à putes ne sont pas des lieux communs en Province.
Elle était là. Belle et seule, élégamment posée sur un tabouret gigantesque qui ne faisait que mettre en valeur ses jambes interminables, dans une pose d’une lascivité trouble que venait à peine perturber la coupe de champagne qui pétillait au bout de ses doigts.
-Simone Ramone ?
-Monsieur San ? Enchantée de vous connaître. Une petite coupe, pour briser la glace ?
Le sourire qui fulgura après cette première phrase eut brisé à lui seul l’intégralité de la glace arctique, champagne ou pas. Mon thermostat hormonal se fixa subitement sur « canicule ».
-Bien volontiers. J’avoue que je ne sais par où commencer. Pourquoi avoir choisi cet endroit pour le moins inattendu ?
-Inattendu ? Pourquoi ça ? Quand vous recevez des gens d’un point de vue professionnel, vous le faites à votre bureau, non ?
-Vous travaillez ici ?
-Vous l’ignoriez ?
Le thermostat sus cité manqua exploser à la seule pensée des perspectives ouvertes par cet échange. Mais en homme du monde, seule une goutte de sueur discrète à la tempe trahit l’émoi consécutif au volumineux afflux sanguin qui en résultat.
-Euh, et bien oui. Quoique je dois bien avouer que votre état civil m’a tout de même interloqué. Vous ne vous appelez pas vraiment Simone Ramone ?
Un rire rauque comme un refrain de Bonnie Tyler s’échappa de sa bouche.
-Non, mon dieu non ! C’est un pseudonyme coquin réservé à ma clientèle. Comment le trouvez-vous ?
-Oh bien, bien. Mais c’est, euh, « vendeur » comme prénom, Simone ?
-Bah, c’est pas si mal. Et puis ce n’est que la féminisation de mon vrai prénom vous savez.
- ?!
Une baisse spectaculaire de mon thermostat interne, quoi qu’il serait plus exact de parler de krach, et un reflux sanguin massif plus tard je peinais à retrouver l’usage de la parole.
-Je….vous… enfin je savais pas… mais alors… euh… hem…
-Ça vous défrise la nouille hein ? Kirby est un trans dans la vraie vie. C’est le jackpot pour votre article là.
-Putain ça vous l’avez dit.
-Je préfère prostituée. Non, ne vous excusez pas, je faisais de l’humour. Simon est mon vrai prénom de naissance. Je l’ai changé en Simone après mon opération en 1995. Ramone c’était pour la rime facile, l’accroche, et en souvenir de mon ancien statut sexuel…
-Mais les gens qui vous emploient savent que…
-A votre avis ? Il est tard, il fait sombre et vous avez bu. Mais on travaille rarement dans de telles conditions quand on fait un jeu. Et j’ai beaucoup plus de mal à dissimuler ma vraie nature en pleine lumière. Du reste je l’assume parfaitement, donc ça ne me gène pas. Mais la question n’est pas là. Ils sont effectivement au courant, et m’ont même embauché en connaissance de cause.
-C’est à dire ?
-Et bien ce n’est pas parce qu’on est développeur ou éditeur de jeux vidéo qu’on a pas de petits plaisirs inavouables. Deux des gars de Nintendo France de l’époque étaient des clients réguliers. Très réguliers. Qui venaient ensemble d’ailleurs. Je me souviens même d’une fois où…
-Oh je me passerai de ce genre de détails vous savez, ce n’est pas vraiment important.
Mon visage confirmait mes dires. L’écarlate de mes joues était tel qu’il parvenait sans mal à éclipser la teinte des néons de la pièce.
-Mais si au contraire. C’est même à cause de cette anecdote que le principe du jeu est né. L’un d’eux avait pour habitude de me nommer gorge profonde pendant nos séances. Un soir plus arrosé que les autres, son compère a souligné le fait que rien de ce que j’avalais ne ressortait jamais. La cocaïne aidant la création, ils sont partis dans un délire monumental traitant tour à tour de leur job, des jeux pour les mômes et de mes spécificités anatomiques.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Kirby’s Adventure était né d’un délire de pervers bourrés et drogués. Kirby’s Adventure, le symbole d’une NES triomphante en fin de carrière, l’égérie du jeu vidéo mignon, accessible à tous, surtout aux plus jeunes. Né sous la double influence de fellations inoubliables et d’esprits tordus. Quelle baffe !
-Comme mon opération n’était pas encore à l’ordre du jour, le travestissement est tout naturellement venu se greffer à l’ébauche déjà bien nette dans leur esprit. Un petit bonhomme rose, petit et rond, qui avale tout et qui acquiert le pouvoir de ce qu’il avale. Il n’en fallait pas plus à soumettre à des développeurs ignorant tout des origines du processus créatif.
-Attendez, vous n’êtes pas en train de sous entendre que le design général de Kirby est né…
-D’une couille ? Et bien si. Des miennes qui plus est. L’absence de pilosité du petit héros n’est d’ailleurs pas une erreur, j’étais déjà très soigneux à l’époque.
-Vous vous rendez bien compte de ce que vous m’expliquez là quand même ?
-Qu’est ce qui vous choque ? Mon travail ? Mon univers ? Ou le simple fait qu’il puisse naître des concepts mondialement reconnu dans des endroits tels que celui ci ?
-Mais je ne sais pas moi ! Enfin mettez vous un peu à ma place. Je viens m’enquérir des origines du héros le plus guimauve de tous les temps, une véritable ode au pastel édulcoré, et vous me balancez sans sourciller qu’il est né au cœur d’une partouze sous stupéfiants !
-Et si vous vous mettiez plutôt à la mienne ? Des années de souffrance à rechercher une identité parce que je me sentais étranger à cette vie. Les quolibets de mon enfance, la cruauté des gens, le regard des miens, le ravalement de ma fierté pour faire ce job, le dégoût de soi, les soirées qui dérapent, les coups, l’humiliation quotidienne ! Et au bout de ce tunnel terrifiant une étincelle de lumière multicolore, une parcelle de gloire, comme une victoire sur le destin de merde qui était le mien, la sensation de pouvoir enfin saisir le peu d’humanité qui m’avait été refusée depuis ma naissance. Se sentir vivant !! Pouvez vous seulement comprendre ça ?!
Je balbutiais péniblement de vagues excuses embuées d’une honte grandissante pour m’être montré si méprisant, si méchant, sans pour autant avoir cherché à l’être. Son regard empreint de la douce folie de ceux qui ont abandonné toute retenue me vrilla à mon siège l’espace de quelques secondes supplémentaires, puis se radouci subitement, se fit douloureux et résigné.
-De toute façon, si Kirby est devenu ce qu’il est devenu, ce n’est pas de mon ressort. Le concept en poche, comme les choses évoluait bien, les deux compères se sont souvenu de moi et mon gentiment proposé de tenir le rôle principal… en échange de séances gratuites à hauteur du succès du jeu. Ce sont les développeurs qui en ont fait cette boule mièvre et câline qu’on a envie de serrer dans ses bras…
Sa voix se brisa.
-Quelle ironie, n’est-ce pas ?
A quoi bon poursuivre un tel entretien ? Mon interlocutrice était visiblement arrivé au bout de ce qu’elle pouvait encaisser, et rarement je me suis senti aussi peu fier d’en être arrivé là.
-Je pense que je vais vous laisser vous reposer.
-Oui, de toute façon ce soir je ne travaillerai pas, la météo n’est pas propice aux balades nocturnes. Racontez ce que vous voulez, mais n’oubliez pas de préciser que je suis fier de mon infime participation à ce qui a pu faire le bonheur de milliers de gosses.
-Je n’y manquerai pas. Bonne continuation.
-C’est ça… à vous aussi.
Dramatique impression des impasses auxquelles arrivent parfois les dialogues, avec la sensation que quel que soit le mot choisi, ils est terriblement déplacé. « Bonne continuation », ben voyons… Pauvre con que je suis.
Alors que je me dirigeais lentement vers la porte et ma vie douillette désormais débarrassée d’un mystère supplémentaire, mais nettement plus incertaine quant aux fondamentaux du jeu vidéo, une pensée effleura mon esprit : d’où venait le nom « Kirby » ?
Je m’apprêtais à faire demi-tour pour poser cette ultime question quand la réponse vint d’elle même.
Le barman venait de sortir de derrière son zinc pour déposer une coupelle de croquettes au pied de celui-ci, et il appelait d’une voix douce « Kirby, kirby. Viens ma toute belle ».
Une magnifique chat angora blanc comme neige s’approcha timidement du repas qui lui était offert.
-Excusez moi, ce chat est à vous ?
-Oui monsieur, il est à moi.
-Et cela fait longtemps que vous le possédez ?
-Il est arrivé ici en 1993 pourquoi ?
-Pour rien. Bonne soirée.
-Pareillement monsieur.
Le nom du chat d’un bordel anonyme parisien.
Le monde était vraiment, ce soir encore, un terrain de jeu fascinant.