In blowing memory of Ron Jeremy.
Simon Belmont

Le fouet c'est toute ma vie par Hebus San


Je suis d’humeur guillerette en ce froid matin de février. Certes les catastrophes mondiales continuent de décimer mes semblables, mais après tout, comme le disait justement Coluche, la misère du monde n’est pas de dimension humaine. Et comme j’ai bien fait popo ce matin, c’est tout naturellement que je me sens en joie.

Ce noble sentiment me pousse d’ailleurs au train alors que je me rends vers la demeure du sieur Belmont, star adulé des amateurs de vampires depuis sa consécration dans la série Castlevania. Le mauvais goût qui me caractérise assez rarement est pourtant bien présent pour l’heure, et me souffle sans discontinuer de vaseux calembours comme autant de vesces navrantes de bassesse au sujet de mon hôte de ce jour. « Alors Simon, votre nom sonne en musique, ce qui n’est pas banal, puisqu’il sonne même en do majeur…. Belmont-Do majeur. Et il est vrai que Belmondo est un acteur majeur, non ? Ah ah ah », « Castlevania, c’est au fond un peu la rencontre de la brutalité ani-mâle et des indispositions féminines, le mariage de Vincent Kassel et de Vania, pas vrai ? Ah ah ah », et autres « Ca doit être fatiguant de fouetter à tour de bras pour éviter de se faire sucer, non ? J’ai récupéré cette phrase dans « Barbecul à volonté », ah ah ah » se bousculent dans le salmigondis de neurones composant la splendide boîte crânienne que j’arbore avec fierté depuis maintenant pas mal d’années. Bref je tiens la forme. Pas la plus éclatante de classe qu’on m’ait connu, mais bon, on peut pas être au top tous les jours hein. Et puis depuis mon interview avec Ryu durant laquelle j’ai craint pour ma santé pendant une bonne heure et demi, je suis blindé. Envolé le trac des débuts, c’est désormais en conquérant omniscient que je pars à l’assaut de mes interviewés. Aaaah, il va voir ça le père Belmont. Je vais lui en donner du journalisme moderne, moi. Il va implorer ma clémence à genoux en gémissant comme une fillette qui voit s’approcher l’heure de la prise de température à l’ancienne !

Après une petite heure de marche dans la capitale, j’arrive enfin à l’adresse indiquée. Un humble pavillon niché au détour d’un parc boisé au charme bucolique se tient devant moi. Et bé…. Pas cossue pour deux sous la turne, il en fait quoi de son pognon, le père Belmont ? Si mes informations sont exactes, et nul doute qu’elles le sont, il doit jouir d’une colossale fortune amassée sans peine suite au succès fulgurant de toutes ses apparitions ludiques. Alors comment se fait-il qu’il vive dans un pareil taudis ? Bon taudis est certainement exagéré, mais quand t’as les moyens de rouler en jaguar tu t’affiches rarement en clio !

Une question de plus à lui soumettre que j’ajoute mentalement à la longue liste des celles préparées durant la semaine.

Ma main tire vigoureusement la cordelette reliée à la sonnette mécanique. Une cloche toute simple. Simple en effet, et pourtant le bruit qui s’en échappe est d’une surprenante étrangeté. Inhabituellement grave et prolongé, il me fait frissonner de la tête aux orteils. Un souffle finit de parcourir l’allée pour me fouetter le visage. Du vent en cette douce après-midi ? Marrant ça, il n’a pas fait un brin d’air depuis ce matin. D’ailleurs ce n’était qu’un courant d’air isolé, puisque rien ne bouge plus dans le feuillage. Rien ne bouge et rien ne se laisse entendre d’ailleurs. Je n’y avais pas prêté attention jusqu’alors, mais le silence m’enveloppe avec une insistance assourdissante. Pour me rasséréner, je sonne de nouveau. Nouveau souffle sur mon visage et sensation pesante. Mais merde, qu’est ce que c’est que ce bordel ??

Un mouvement dans l’allée me détourne des mes pensées. Un homme en uniforme, visiblement le serviteur de la maison, s’avance vers moi, lentement.

Arrivé à quelques mètres, je distingue enfin ses traits. Ils sont inexpressifs au possible.

« Bonjour mon ami, je suis Hebus San, chroniqueur pour Nes Pas, le site qui en a ! »

Un silence insultant me répond. L’homme n’a pas desserré les lèvres. Bon, qu’il ne s’esclaffe pas à mon humour passe encore, je commence à être habitué, mais qu’il ne daigne pas non plus répondre à mon bonjour !

Sans plus mot dire, il ouvre la lourde et sombre grille de métal, et m’invite d’un signe de tête à lui emboîter le pas, ce que je fais sans sourciller. Ah il n’a pas voulu me répondre ? Parfait, il n’aura pas un mot de tout le trajet !

Après avoir verrouillé la grille, il me dépasse sans un son, et s’avance dans l’allée sinueuse. La colère qui monte en moi devant tant d’indifférence est pourtant étouffée par la chape de silence qui nous enveloppe tous les deux. Enfin presque. Seuls mes pas crissent sur le gravillon de l’allée. Merde, mais comment fait-il ça ? Sa lente démarche académique n’arrache pas le moindre gémissement à la terre qu’il foule !

La question me montait au lèvre quand une autre sensation dérangeante vint me titiller. Depuis mon entrée en ce lieu, nous n’avons fait que marcher. Bon ça ne fait pas des heures non plus, mais bien une ou deux minutes. Et, chose bizarre s’il en est, je n’ai absolument pas l’impression que la baraque se soit rapprochée, ne serait-ce que d’un mètre, de nous.

Demi-tour du regard. Une ombre furtive traverse mon champ de vision pour disparaître entre deux buissons, tandis qu’un nouveau souffle me caresse la joue. Le portail est pourtant à plus d’une centaine de mètre…

Je commence sérieusement à me demander si j’ai bien fait de me promettre de ne pas lui adresser la parole, à l'autre. L’honneur a des limites que la sourde angoisse qui m’étreint à présent a très largement franchies.

« C’est marrant ça, on a l’impression que la maison s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche. Ha ha ha… »

Le regard creux de l’homme m’agrippe et une réponse me parvient, sans que ses lèvres ne bougent.

« Les impressions sont le terreau de l’imagination, et l’imagination modèle la réalité. »

Finalement je vais plus lui parler à lui, parce que ce ne sont pas des réponses pareilles qui vont me rassurer…

Au bout de dix minutes de marche, le crissement des cailloux sous mes pas est devenu une torture auditive sans égal. Je suis tendu comme une corde à piano, et mes impressions fournissent un putain de bon terreau à mon imagination ! Ça germe de partout là !!

D’autant plus que le soleil a visiblement jugé que sa présence était inutile ; et en a donc profité pour me laisser seul au beau milieu d’un parc qui n’a désormais plus rien de bucolique.

Ça et là, de frêles champignons d’un blanc irréel griffent les minces volutes de brume qui s’échappent de la mousse humide.

Comment est-ce que de l’humidité peut encore subsister après le temps fabuleux qu’il fait depuis près de dix jours ? Encore une question de merde dont je ne préfère pas connaître la réponse ! Surtout que maintenant le silence n’est plus qu’un lointain souvenir bienheureux depuis que des grattements et autres plaintes lugubres étouffées ont fait irruption. Mais comme il semble que je sois le seul à m’en soucier, je ne moufte pas. Par contre je fais de l’huile, comme on dit par chez moi. Avec une olive dans le cul, je pourrais remplir un jerricane de vingt litres tellement je serre les fesses. Je préférerais encore un combat à mains nues contre Ryu plutôt que de rester une minute de plus dans cet endroit !

« Les minutes ont la longueur qu’on veut bien leur accorder. Certaines ne se sont jamais terminées. »

Je manque me vautrer comme un patineur français aux championnats du monde tellement ces paroles m’ont fait sursauter.

« Et ça veut dire quoi ça, hein ?? Pourquoi vous parlez de minutes d’abord ????»

La stridence de ma voix est totalement anormale. Je suis en train de cramer mes fusibles à une vitesse prodigieuse… Il lit dans mes pensées ce con ou quoi ?!

Son regard rempli de rien me vrille une fois encore. Je tremble de tout mon être. Il fait sombre, humide, les broussailles qui m’entourent sont autant de mains décharnées que des cadavres sans nom tendent vers moi dans une supplique silencieuse, les plaintes qui déchirent la pénombre me liquéfient l’intérieur plus efficacement que le génépi fabriqué par mon père, la maison paraît toujours aussi lointaine, et je n’ai pour seule compagnie qu’un serviteur au regard vide et noir comme l’infini qui avance sans un seul bruit et qui a lâché seulement deux phrases depuis que nous progressons. Deux phrases qu’il aurait mieux fait de garder pour lui, en plus.

Je suis au bord de la crise d’apoplexie quand un bâtiment apparaît sur le bord de l’allée, encastré entre deux arbres épais couverts de lierre mort. Mon guide stoppe le mouvement sans une parole, et fixe la porte d’ébène qui se dessine entre les piliers de pierre. Je pourrais certainement vous dire que la beauté surnaturelle de la porte m’a aveuglé tant son éclat et ses ornements possédaient une finition d’une qualité rare. Je pourrais. Mais comme j’étais occupé à vomir suite au trop plein d'émotions, je n’y ai pas réellement prêté attention.

Après avoir généreusement partagé mon repas avec les herbes folles des bordures, je me tourne vers mon guide.

« Je suppose que je suis censé entrer là dedans ? Et comme vous n’avez pas ouvert la porte, je suppose que vous ne venez pas ? »

« Le franchissement du seuil n’est pas autorisé pour les deux fois nés »

« Ok mon gars ! Et ben tes phrases à la con qui veulent strictement rien dire tu peux te les carrer dans le fion ! Et c’est pas la peine d’attendre un pourliche, avec un accueil pareil ! Colle-toi un champignon au cul et demande-toi si t’es pas en train de te faire enculer par un Schtroumpf ! »

A ce moment précis, j’avais la main posée sur l’épaisse poignée de métal, et la porte était entrouverte. Ce qui se serait passé autrement, je n’en ai pas la moindre idée. Toujours est-il que le visage inexpressif du serviteur a subitement viré au vert pâle et qu’un immonde rictus décharné s’est dessiné par dessus ses traits. Ou au delà de ses traits, je ne sais pas bien. Un truc qu’on ne peut pas expliquer avec des mots, en tout cas. Et qu’on ne peut pas oublier, surtout. Quand il a tendu les bras vers moi j’ai été comme happé par le vide derrière le seuil, et les ténèbres se sont refermées sur moi.

Je ne saurais pas dire si je suis tombé dans des escaliers ou dans le vide, puisque je n’ai pas senti d’atterrissage. Un peu comme si j’avais flotté dans du coton.

Je suis maintenant assis dans un couloir. Il ne fait pas noir, mais je ne vois pas de source lumineuse. Je ne cherche d’ailleurs pas à savoir d’où vient cette clarté. La seule chose que je fais, c’est me lever et de marcher tout droit vers une clarté plus vive encore.

Un bref coup d’œil en arrière m’apprend que l’autre côté du couloir est noyé dans la pénombre. Si la porte s’y trouve encore, je ne peux pas l’apercevoir.

Après quelques mètres parcourus, une nouvelle porte ouvragée, d’un splendide bois rouge, me fait face. Ornée avec force ferronneries et sculptures douloureuses à force de circonvolutions, elle ne porte comme sigle reconnaissable que deux lettres toutes simples : S.B.

La main qui s’approche de la poignée ne semble pas être la mienne tant elle tremble. Tel un alcoolique en plein delirium tremens, je m’applique à calmer ses tressautements à l’aide de mon autre main, elle aussi secouée de soubresauts spasmodiques.

Mon pauvre bubus tu dois faire peine à voir…

« Vous n’avez pas idée à quel point »

J’avoue qu’à ma grande honte mon sphincter anal a démissionné suite à l’apparition de cette voix dans le noir. Sans plus réfléchir, je me précipite tête en avant dans la pièce gardée par la porte ornée. On réfléchit rarement quand on vient de se chier dans le froc.

Après avoir consciencieusement claqué la porte dans mon dos, je m’arque boute contre elle pour être sûr que rien ne viendra surprendre mes arrières, tandis que je balaye la pièce d’un regard fiévreux.

« Ce n’est pas nécessaire, vous n’êtes pas en danger ici »

La voix provient d’un fauteuil tourné vers l’âtre d’une gigantesque cheminée où crépite un feu aux belles flammes orangées.

« Qui est là ?! »

« La personne que vous êtes venu voir »

Le fauteuil pivote lentement et laisse apparaître le doux visage de Simon Belmont. Doux et paisible. Un léger sourire amusé et deux yeux brillants me fixent calmement. L’homme est d’un stature impressionnante et dégage une aura charismatique folle. Il est confortablement installé dans un grand fauteuil de cuir, ses longues jambes croisées, un verre de liquide ambré à la main. Un élégant catogan noue ses longs cheveux cendrés. On dirait une gravure de mode.

Moi face à ça je sue comme un porc, je tremble de partout et, pour couronner le tout, je sens vraiment, mais vraiment, la merde. Aaaah, il est beau le journaliste qui devait le faire supplier comme une petite fille, tiens !

« Voudriez-vous vous rafraîchir un peu ? » me propose Simon.

Je commence à être fatigué de cette désagréable impression que mes pensées ne m'appartiennent plus vraiment.

« Et bien, euh, oui, oui, pourquoi pas ? »

« Suivez-moi »

D’un mouvement souple et félin, il se lève et me conduit jusqu’à une petite salle de bain baignée de lumière douce.

« Vous trouverez des vêtements propres sur la chaise. N’oubliez pas de mettre l’amulette qui y est suspendue. »

« L’amulette ? Quelle amu… »

La porte s’est déjà refermée. Bon, je suis plus à une question sans réponse près, après tout…

Je passe les détails de mon déshabillage et la honte ultime de la vue du fond de mon calebard… c’est même pas la peine d’essayer de laver un truc pareil. Là, c’est l’incinérateur direct. Quelle honte ! J’aurais pas dû manger de la choucroute hier, putain…

Une rapide douche plus tard, me voilà vêtu en harmonie avec mon hôte. Pantalon de toile brune et chemise blanche à col travaillé. Le tissu est d’une qualité que je n’avais jamais rencontré auparavant. S’il ne paye pas de mine extérieurement, il est en revanche d’un confort exceptionnel, et semble tissé pour résister à toutes les agressions de la vie quotidienne.

« Et bien plus que ça encore, vous savez.»

Je manque m’incruster dans le lavabo. Je suis seul dans la pièce, mais je suis sûr de ne pas avoir rêvé cette voix !

« Vous ne rêvez pas, mais encore faudrait-il définir le rêve. Rejoignez-moi près du feu .»

Bordel, juste au moment où je commençais à me détendre…

Retour dans la pièce précédente. Simon est à nouveau installé dans son fauteuil et me désigne d’un geste un vaste canapé devant lequel une table basse m’attend avec un verre du liquide ambré consommé par Simon.

« Merci bien, mais je ne bois pas pendant mes interview et je… »

« Buvez, ça vous fera un bien fou. Croyez-moi. »

La voix de Simon est d’une beauté persuasive incroyable. Sans protester, je m’assieds, saisis le verre et le vide d’un trait. Le liquide est d’une saveur brûlante, sans pour autant m’arracher la gueule. Définir son goût n’est pas chose aisée. Peut être un mélange de whisky et de vanille.

« Croyez moi, vous n’aimeriez pas savoir ce que c’est réellement. Et pour couper court à votre prochaine question, oui, je peux lire dans vos pensées »

Comme ma question n’est effectivement pas sortie, je me retrouve la bouche entrouverte tel une carpe hors de l’eau. L’air con. Con et empli d’un sentiment détestable d’être totalement à poil devant cet homme, si ce qu’il avance est vrai.

« Ça l’est, faites-moi confiance. D’ailleurs, à partir de maintenant, et tant que vous serez chez moi, ne faites confiance qu’à moi, et à moi seul. Compris ? »

« Aucun problème ! »

Mes paroles sont accompagnées d’un vif hochement de tête approbatif.

« Je suis désolé de vous sembler un peu déboussolé, mais il s’est produit tellement de choses bizarres depuis que je suis entré dans votre parc. »

« Ne vous inquiétez pas. La plupart de mes visiteurs s’enfuient dès les cinq première minutes. Vous avez du cran, vous savez ? »

« Ouais carrément hein ?! J’ai rempli mon falzard de caca, mais à part ça je suis drôlement courageux, ah ça oui ! »

« N’ironisez pas. Je pense ce que je dis. Voulez-vous des explications sur les choses bizarres qui se sont déroulées depuis votre arrivée ? »

« Ça m’aiderai un peu oui. Quoi que je ne sois pas certain d’aimer ça… »

« Pourtant vous ne tremblez plus. La DMO fait son effet. Tout ira bien maintenant. »

« La DMO ? »

« Dead Man’s Oil. Ne blêmissez pas de la sorte ! Je ne vous ai pas empoisonné, et vous vous sentez nettement mieux, avouez-le. »

Il a foutrement raison le bougre. Depuis que j’ai avalé la liqueur, enfin l’huile puisque c’est de ça qu’il s’agit, un étrange bien être m’a envahi.

« Je vais vous brosser les généralités sur les lieux et sur mon personnage. Écoutez attentivement, et par pitié épargnez-moi les yeux de merlan frit et la mâchoire pendante à la fin de chacune de mes phrases. Tout ce que je vais vous dire est vrai, que vous le vouliez ou non. »

« Très bien ». Longue inspiration. « Allons-y ».

« Mon nom est Simon Belmont. Contrairement à la plupart des héros de jeux vidéo, ce n’est pas un nom d’emprunt. Je suis né en Roumanie. Ne vous étonnez pas du fait que je n’ai aucun accent, je parle directement à votre esprit. La perception des pensées et la capacité de les influencer se transmettent dans ma famille depuis bien longtemps déjà. C’est d’ailleurs ce qui nous a amené à exercer notre profession, si je peux employer ce mot. Grâce, ou à cause, de ce don, mes ancêtres se sont rendus compte que les esprits des défunts continuaient parfois à errer dans notre monde. Tant qu’ils ne font rien de plus, tout se passe pour le mieux. Une table qui bouge par ci, un livre qui tombe par là, quelques émissions avec Jacques Pradel, et basta. Le problème vient des seigneurs démons qui les asservissent. Là, le danger devient réel. »

« Les seigneurs démons ?? »

« Les lieutenants de Lucifer. Dracula n’est là que pour le folklore du jeu, ça fait bien longtemps qu’il a cessé toute activité. Voilà près de trois cents ans que mes ancêtres l’ont cloué à son cercueil. Aux dernières nouvelles, il y est toujours. »

Impossible de retenir un vague sourire. Est-ce la boisson qui me fait perdre ma contenance ? Aucune idée. Mais j’ai énormément de mal à garder mon sérieux devant un tel ramassis de contes à dormir debout.

« Sceptique ? C’est bien légitime. Pourtant vous avez vu de vos propres yeux que la normalité n’était pas la chose la plus répandue en ces lieux non ? Voulez-vous vérifier à nouveau l’état de votre pantalon ? »

« Alors ça, permettez moi de vous dire que c’est petit. Mais alors vraiment tout petit, limite minable comme attaque. Profiter de la faiblesse d’autrui pour l’enfoncer un peu plus et lui faire avaler des machins aussi gros c’est proprement… »

Je n’ai jamais fini cette phrase.

Une énorme pression m’a cloué au fauteuil alors je cherchais l’adjectif le plus approprié. Un voile sombre est venu troubler mon regard, et l’air n’arrivait plus à mes poumons.

Généralement la panique survient assez vite lors des attaques cardiaques, mais bizarrement je n’ai pas pu crier non plus. Ma langue était cimentée à mes molaires et refusait obstinément d’en bouger. Plus troublant encore, au lieu de pratiquer les gestes de premier secours que tout bon citoyen a appris lors de sa scolarité, puis oublié, Simon a lâché un juron et s’est saisi d’une dague nichée sous un pan de sa chemise.

Ma langue n’a toujours pas voulu remuer, même lorsqu’il l’a lancée droit sur ma gorge avec une précision chirurgicale.

Comme pour le visage verdâtre du serviteur, ce qui se passa ensuite n’est pas chose aisée à retranscrire. Je ne vous demande même pas de me croire, à vrai dire. J’ai déjà du mal à y croire moi même. La dague a semblé se ficher dans quelque chose situé à quelques centimètres de mon visage puis s’est vaporisée. Partie en fumée. Pouf. Comme ça, sous mes yeux. En tout cas l’air est revenu brutalement se rappeler au bon souvenir de mes poumons.

« Mais merde, qu’est-ce qui s’est passé ??! »

« L’amulette ! Vous avez oublié de mettre votre amulette ! »

« Ah oui certes, mais je ne vois pas en quoi… »

Simon s’était déjà levé pour se précipiter dans la salle de bain. Moins de dix secondes plus tard j’étais paré d’une amulette d’un ridicule affligeant, mais qui semblait procurer un grand soulagement à Simon.

« Par pitié écoutez moi quand je vous fais des recommandations ! Je ne tiens pas à en perdre un autre»

« Un autre quoi ? »

« Journaliste »

J’avoue qu’à cet instant précis mon sphincter anal, celui là même qui s’était brillamment illustré quelques temps auparavant, a joué au yoyo quelques minutes avant de se calmer. Toujours est-il qu’à partir de là le sieur Belmont a eu mon entière attention.

« Comprenez-moi bien monsieur San, le danger que vous courez ici est bien réel. Avez vous déjà joué à l’un de mes jeux ? »

« Oui bien sûr, je me documente toujours longuement avant une interview. »

« Et bien je vous prie de me croire sur ce point : tout ce qui s’y passe peut vous arriver ici. »

« Qu’est ce qui s’est passé à l’instant ? »

« Un revenant vous a pris en grippe. »

« … »

« Ça arrive rarement, mais vous avez été extrêmement grossier avec l’un de ses semblables tout à l’heure. »

« Ah. Parce que le serviteur… »

« Bien sûr. Une fois dominés ils se révèlent être d’excellents compagnons, et d’un total dévouement. Quoi qu’il en soit cette amulette vous préservera de ce genre de désagréments… voire pire »

« Je préfère ne pas savoir. »

« Bien sûr que si, sinon pourquoi seriez vous ici ? Les esprits forts sont recrutés par les seigneurs démons dans le but d’essayer de pourrir la vie aux vivants. Heureusement, nous veillons. »

« Nous ? »

« Je ne suis pas le seul à lutter en ce monde. Je suis juste le plus médiatique, voilà tout. Le fait de commercialiser nos aventures n’a pas été du goût de la totalité d’entre nous. Mais il faut bien vivre, et avoir les moyens de continuer notre lutte. »

Je me sentais de plus en plus mal à l’aise au fur et à mesure que me venaient à l’esprit toutes les implications que sous entendaient les propos de Simon.

« Mais le monde n’est quand même pas en conflit nuit et jour avec ces… choses ? »

« Voulez-vous entendre ce que votre raison ne peut se résoudre à croire ? C’est hélas la dure réalité des choses. »

« Et qui sont les autres, hem, gens comme vous ? »

« Vous en connaissez certains. Après le succès de mes premières aventures et la manne financière colossale qui en a découlé, nombreux sont ceux qui ont revu leur position initiale. Les plus « photogéniques » ont été choisis pour travailler avec moi. »

« Donc Soma, Julius… »

« Sont des protecteurs, oui. C’est ainsi que nous nous nommons. Pour autant que je me souvienne, nous existons depuis que les seigneurs démons se sont manifestés. Nous avons tous des pouvoirs plus ou moins puissants, et nous vivons vieux. Très vieux. Encore qu’à ma connaissance, aucun d’entre nous ne soit mort de vieillesse… les seigneurs démons gagnent parfois, contrairement aux scénarii des jeux publiés. »

« Et ça arrive souvent ? »

Le visage de Simon esquissa un triste rictus.

« Nous faisons en sorte que non. Chacun d’entre nous sait le prix d’une vie, surtout de la sienne. »

« Et quand cela arrive, vous devez former un remplaçant ? »

« Non. Des enfants naissent spontanément avec le don. Généralement dans la semaine qui suit le décès de l’un des nôtres, mais ce laps de temps est aléatoire. »

Mes certitudes théologiques volaient en éclats les unes après les autres.

« Ce qui sous entendrait qu’une force supérieure serait derrière tout ça… »

« Évidemment ! IL est là pour nous protéger de temps en temps.

« IL ? »

« Appelez-le comme bon vous semble. Dieu, Bouddha, Allah, peu importe son nom. Nous n’avons que peu de considération pour la stupidité des hommes qui se battent pour un simple nom. »

« Dieu existe donc ? »

« Après tout ce que vous venez d’apprendre, avez-vous encore la force de douter, mon ami ? »

Le regard plein de compassion de Simon me transperça le fond de l’âme. Non. Douter ne pouvait plus faire partie du panel des possibles. D’ailleurs, ce panel aller drastiquement changer dans mon esprit à partir de ce jour, ça c’était une certitude absolue.

« Je m’excuse de sembler aussi abasourdi, mais c’est quand même dur à digérer… »

« N’ayez crainte, les éveillés sont toujours dans un état second. Pour répondre à la question qui vient de vous monter aux neurones, les éveillés sont les gens au courant de tout ce que je viens de vous dire. »

« Et ils sont nombreux ? »

« Assez oui. Nous ne sommes pas dans un film de Barry Sonnenfeld ici, nous ne flashons pas la mémoire des gens, vous savez. »

Simon ne peut retenir un rire d’une limpidité artistique. Décidément cet homme n’est pas comme les autres.

« Quand les gens ont une expérience avec les forces occultes et que nous sommes intervenus, ils nous appartient de juger si oui ou non ils sont capables d’entendre la vérité. Parfois nous levons le voile, parfois non. »

« J’imagine que vous ne le levez que partiellement ? »

Un œil attentif se pose sur moi.

« Vous avec finalement plus de cran que ce que je ne le pensais. Mes dons de clairvoyance ont leurs limites, visiblement… La quasi totalité des éveillés ne posent pas cette question. Pris entre la nausée que provoquent les révélations que nous leur faisons, et la pression inconsciente de leur certitudes idéologiques, ils refoulent totalement la possibilité que la vérité soit encore pire. Vous êtes différent. Je suis content que vous soyez venu jusqu’à moi. »

« Croyez bien que moi aussi, nonobstant tous ces événements fâcheux qui me sont arrivés depuis que je suis ici. »

« Pourtant, estimez-vous heureux. Sur les six derniers malheureux qui ont tenté le coup, trois ont été pendus dans le fond du parc à l’aide d’une partie de leur anatomie, un s’est fait bouffer par une créature sans nom véritable, et les deux autres sont toujours internés en unité de confinement psychiatrique. Lieu où ils finiront sûrement leurs jours.»

L’effet de la DMO sur mes intestins est merveilleux. A peine ai-je senti un léger spasme à l’énumération de ces atrocités.

« Mais, euh, il en manque un »

« Ah c’est juste. Il a oublié le rendez-vous et ne s’en est jamais rappelé. Mais il était très croyant. IL a parfois des réactions protectrices tout à fait inattendues. »

« Vous employez toujours « IL » pour en parler ? »

« Oui. Peu importe son nom. IL ne nous l’a jamais révélé d’ailleurs. »

« Vous lui avez déjà parlé ?? »

« Pas au sens où vous l’entendez. Mais nous avons parfois des contacts spirituels d’une puissance extraordinaire. Et comme nous sommes toujours vivants, cela ne peut être que lui. »

« Attendez un peu. Satan… »

« Lucifer »

« Lucifer, si vous préférez, peut tuer un homme rien que par contact télépathique ? Ou spirituel plutôt, enfin votre truc là ?»

« Oui, bien entendu, mais il ne le fait que rarement. IL a les même pouvoirs que lui, et il ne se priverait pas de lui rendre la pareille sur ses sujets. Ils s’affrontent donc par humains interposés. »

« Mais c’est atroce ! On peut donc mourir comme ça, sans préavis ?! »

« Votre naïveté est pour le moins consternante. Les journaux ne sont-ils pas remplis de cas semblables ? »

« Si, mais la médecine en explique beaucoup. »

« Beaucoup, mais pas tous. Et, croyez-moi, elle n’y parviendra jamais. »

« C’est dingue… »

« Au contraire, c’est la chose la plus banale qui soit. Vous êtes né pour mourir. Ce qui est dingue c’est la lutte frénétique de vos semblables qui tentent avec une abnégation hystérique totalement pathétique d’éviter l’inévitable. Le refus de sa condition constitue chez l’homme sa plus grande faille, et constitue, par conséquent, la principale ressource du maître des ténèbres. Une promesse de vie éternelle, un bout de contrat écrit sur de la peau humaine, une signature d’hémoglobine et hop, une nouvelle recrue. C’est tellement simple que c’en devient décourageant pour nous. Lucifer a raté sa vocation : une exceptionnelle carrière de commercial lui tendait les bras… »

Le tragique de la situation est tel que la dérision me gagne. Un rictus effleure mes lèvres.

« Je vois que vous commencez à accepter le grotesque de la chose. En sourire, voire en rire, reste la meilleure façon de ne pas finir fou. »

« Mais alors, nous ne sommes que des pions… »

« Vous le saviez déjà non ? Pion d’un patron, d’un gouvernement ou d’un Dieu, finalement quelle différence cela fait-il ? Changez juste l’échelle de vos convictions hiérarchiques, et le tour est joué. »

« Tout est simple avec vous hein ? »

Nouveau rire limpide.

« Non, bien sûr que non. Mais comme vous supportez exceptionnellement bien le choc, je me permets des entorses à la rigueur habituelle avec laquelle on doit traiter les nouveaux éveillés. »

« Bon. Mais, et le jeu vidéo dans tout ça ? »

« Votre professionnalisme vous honore. Ils ont de la chance de vous avoir à NesPas. Et bien le jeu a juste été un autre moyen de financer notre combat. Comme toute bonne société qui se respecte nous avons su diversifier notre production au moment opportun pour profiter de cette manne financière colossale. Et comme nous comptions pas mal d’éveillés chez Konami, nous nous sommes tournés vers eux en priorité. Écrire le scénario n’a pas été le plus compliqué dans l’histoire… et c’est d’ailleurs toujours le cas avec les épisodes actuels. »

« Mais comment expliquez vous le succès planétaire de vos aventures ? »

« Les hommes ont toujours eu beaucoup d’attirance pour l’occulte. D’ailleurs les légendes sur notre compte sont légion. Nous n’avons fait que suivre un courant de pensée populaire, et comme la réalisation a suivi, l’engouement est venu tout naturellement. »

« Et aujourd’hui comment cela évolue-t-il ? »

« Oh c’est devenu une grosse machine commerciale. La technique fait l’essentiel du boulot, mais l’un d’entre nous reste dans les parages en permanence. Notre succès dérange, et ce n’est jamais bon de déranger les forces sombres. »

« Vous voulez dire que certains des adeptes du mal cherchent à perturber vos actions sur ce plan là ? »

« Bien sûr. La lutte ne se déroule pas que sur un plan physique. Outre les affrontements directs, de nombreuses sociétés cherchent mutuellement à s’enterrer pour le compte des deux camps. Et fréquemment, cela se fait sans même en avoir conscience. »

« Attendez un peu, là. Dieu cautionne donc l’hyper libéralisme économique ? Moi qui pensait que seul le communisme était un concept juste. »

« Utopie. Je ne peux pas prétendre deviner Ses desseins, mais il me semble que sa conception des choses est assez éloignée de ce que le genre humain nomme communément « bien » et « mal ». Peut être parce que son but dépasse totalement ce simple cadre de logique. Quoi qu’il en soit, la souffrance est nettement moindre de notre côté que de celui des forces des ténèbres, alors nous continuons à défendre notre cause. »

« Jusqu’à quand ? »

Les yeux de Simon se charge à ces mots d’une profonde lassitude.

« Qui sait ? Cela fait maintenant bien longtemps que cette tâche est mienne, et j’ai vu trop de générations mourir pour envisager l’avenir avec espoir. »

« Humain, finalement… »

« Bien évidemment. Mais l’abnégation reste notre plus fidèle alliée. Nous continuerons tant que nous y serons forcés. »

« Sans en connaître le but ? »

« Mais c’est là précisément ce qui motive nos agissements. »

C’est sûr ces dernières paroles que Simon me signifia qu’il était temps pour moi de prendre congé. Point de revenant ou autre créature irréelle pour me raccompagner. Pas non plus d’ambiance terrifiante jusqu’à la grille. Visiblement, les esprit laissent tranquille les éveillés. C’est toujours ça…

Surtout qu’avec tout ce que je viens d’apprendre, je n’ai absolument pas besoin que quelque chose de plus vienne me perturber. Je repars avec plus que ce que j’étais venu chercher. Beaucoup plus. Trop, certainement. La condition humaine éclairée sous un nouvel angle, la révélation de luttes titanesques sans raison connue, une légion de créatures que j’aurais préféré ne jamais savoir réelles, une armée de protecteurs aux buts que je devine tortueux, quoi que m’en ait dit Simon . Ouaip, foi de Troll ça commence à faire beaucoup pour un seul esprit.



J’ai mal à la tête. Les migraines ne font que commencer, je pense.

Je suis Hebus San, chroniqueur éveillé.