Je suis un bon catholique de centre-gauche. Je paye mes impôts, je donne régulièrement une piécette au Roumain du bout de la rue qui poireaute à côté du distribanque, je ne traverse pas au rouge lorsqu'il y a des enfants à côté de moi, et j'écoute France Musique tous les dimanches. Jusqu'ici tout va bien. Ma vie équilibrée et mes cinq légumes quotidiens me mettent à l'abri des turpitudes et des menaces de l'existence. Mens sana in corpore sano.
Et pourtant, le démon m'habite. Il est là, caché, au fond de mon coeur et de mon âme. Traumatisme est son prénom, "fantôme du passé" son sobriquet. Il arrive encore que je me réveille, en sueur, les nuits de lune rousse, appelant au milieu de mes cris la rédemption qui ne viendra jamais, maintenant, j'en suis persuadé. J'ai pourtant longtemps invoqué la grâce du Seigneur, j'ai prié, j'ai investi dans le meilleur sel Guérandais, mais rien ne m'apportera le repos. Maudit, je suis mauuudit !
Qui comprendra ma douleur, mon fardeau ? Vous peut-être. Car mon mal ne vous est sûrement pas inconnu. La figure grimaçante qui pose sur moi ses yeux déments toutes ces nuits n'est pas celle de n'importe quelle engeance anonyme. Cette face simiesque, ces longs poils malodorants, ces joues de trompettiste de jazz ont un nom. Il claque comme un coup de fouet de mes testicules sur vos gueules, deux syllabes qui renvoient Azazel, Belzébuth, Nyarlatothep et Cthulhu au rang de tricoteuses du dimanche. Toki, c'est lui ! a scellé mon destin pour l'éternité.
Oui, ce nom vous dit quelque chose. Que vous soyez de ce monde ou d'un autre, vous avez déjà croisé la route de ce singe hideux, sur quelle que machine que ce soit. Pour ma part ce fut sur une borne d'arcade. Oh, douloureux plongeon dans ma mémoire... c'était à la fête foraine de Nantes. Les yeux brillants de mille étincelles, j'avançais au milieu des pixels, inconscient que cette virée interdite au jardin d'Eden se payerait au prix fort. Je ne voyais que les bornes fabuleuses, tentatrices, indécentes : Astérix, Tortues Ninja, G-Loc...
Et mon regard a croisé le sien.
Une tête d'une grotesque taille surmontait un corps malhabile, en sautillant dans des décors colorés, plateformes et monstres à la pelle. Ses yeux bleus sentaient le souffre, et de sa gueule infernale s'échappaient des boules de feu, du feu de l'Enfer. Toki. Mon Dieu... Mon premier traumatisme en pixels. Jeune enfant pur, je fus immédiatement saisi d'horreur, fasciné, hypnotisé ; mon esprit était corrompu à jamais. La laideur, l'effroi que m'inspirait ce personnage n'avait alors jamais connu d'égal. Je m'enfuis en courant, d'un rire dément, tentant de me crever les yeux avec un pic à barbapapa. En vain.
Dès lors, à chaque fois que je m'approchais d'une salle de jeu, mon pouls s'accélérait insensiblement. Et si jamais IL était là ? Dans un recoin sombre ? Dans le reflet d'un miroir ? A m'épier, à attendre la moindre seconde d'inattention pour me rejeter son regard de mérou ? Et pourtant, j'y allais, dans ces salles, conscient du danger, incapable de lui résister. Ô, odieux charme des sirènes chiptunées ! Eli, eli, lema sabachtani ?!!
D'autant qu'il a la beauté du Diable, le bougre. Oh certes, ce n'est pas du Jérôme Bosch, mais quand même. Il y a quelque chose. On est loin des graphismes somptueux de titres plus abordables moralement, mais ça flatte nos bas intincts suffisamment pour qu'on s'y laisse prendre. Et s'il n'y avait que nos yeux à être corrompus, encore... Or ledit bougre a d'autres armes, et ce sont nos oreilles qui vont prendre ! La Musique Satanique ! L'Orgue du Diable, là encore ! La Fête de l'Enfer à Clisson ! L'Amiga semble habité par une divinité sadique qui nous vrille la tête de chiptunes puissants, stéréo et basses à tous les étages, rythmes obsédants, mélodies venant du fin fond de la légende. Le tout pour une ambiance finalement très "Giotto meets Camille Saint-Saens". Les initiés comprendront, les incultes feront un petit effort, bon sang de bois.
Rien que d'y repenser, ces mélodies reviennent m'habiter contre ma volonté. Sorcellerie ! Malleus maleficarum ! Vais-je devoir appeler un exorciste, me boucher les oreilles avec du saindoux, écouter du Julie Pietri à fond, tel un contre-feu désespéré ? Non, il faudrait être mad, ou très con, (les deux même) pour espérer berner le Malin avec un truc aussi grossier. Dois-je alors consumer ma douleur ? Oui, terminer, finir ce jeu peut-être... en voir le bout, le battre... et si tout ceci n'était finalement qu'une invitation, un défi que l'Eternel me lance, pour me punir de mon arrogance sans doute ?
Hélas, nul ne peut affronter les Dieux... vain effort... fol espoir... Toki a la difficulté à la hauteur de sa légende... Pourtant je ne peux rien reprocher à ce singe de l'apocalypse, à ce jeu d'outre-temps. Sur les six niveaux impeccables de ce jeu de plate-forme, fidèle au dogme comme un chien andalou au cul d'une veuve odorante, rien ne sera laissé au hasard. Pour aller arracher la dulcinée du quadrumane dans les griffes du gros méchant qui pue, tout est parfaitement conçu, depuis les upgrades de tir jusqu'au casque de football MAUUUUDIT. La maniabilité ne souffre d'aucun défaut, même si devoir utiliser l'unique bouton pour tirer et mettre la manette sur "haut" pour sauter demandera un peu d'adaptation au joueur moderne. Non, je suis seul responsable de mes crimes, de mes péchés... Et de la sentence. Le level-design, sadique et millimétré, aura raison de ma raison, sera la fin de ma fin. Megaman peut aller se rhabiller, Rick Dangerous claquer des fesses, et mon âme faire une croix sur Saint-Pierre.
Ceci n'est que sainte justice ; le Destin,
Est railleur, et j'approuve au seuil de mon tombeau,
Toki avait du génie, l'Amiga était beau.